Shakespeare #28: cinq mois et dix-huit jours, notre vie de l’intérieur
Le temps est venu voguant sur notre côte malgache, au fil de nos envies, de faire un petit point sur notre vie de l’intérieur. Cette mer intérieure qui nous occupe tant, même si nous le verbalisons peu. Car vivre à quatre, vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans environ 45 m2 quand on n’a plus ni l’âge ni l’âme de la vie en communauté cela forge le caractère.
Le fait d’être quatre filles change quelque peu la donne, il y a des logiques et des évidences de fonctionnement. Les humeurs des unes et des autres sont plus simples à percevoir, à appréhender, à gérer. Chacune a sa place, qu’elle a prise naturellement. Nous sommes aussi dissemblables que complémentaires, mais avons pour fond commun l’enthousiasme de la découverte, c’est ce qui fait la force d’une équipe.
Mais nous ne sommes pas un crew (équipage) classique. Ce n’était pas la règle du jeu. Et comme nous ne sommes pas en vacances, contrairement à ce que certains s’obstinent à penser, il faut savoir mettre de la souplesse dans nos attitudes et comportements afin que les heurts, s’ils existent, et le nier serait une preuve de mauvaise foi, ne dégénèrent pas en rupture. La rupture, ce serait la fin de l’aventure et personne ne le souhaite.
Nous ne sommes rien d’autre qu’une micro-société, avec ses règles classiques: respect des autres, entraide, écoute, attention. Auxquelles nous dérogeons parfois par fatigue, lassitude, incompréhension. C’est en cela que nous ne sommes pas un crew classique, nous avons besoin de comprendre avant de faire. Pourquoi la voile doit être un peu plus bordée, pourquoi nous prenons cette route plutôt que telle autre, pourquoi nous n’avons pas plus d’énergie…?
Il y aura bien sûr des questions sans réponse, parce que dans l’urgence, on exécute, la sécurité est la règle des règles en navigation. Et on prendra le temps, plus tard, de demander ces explications qui nous manquent parfois tant pour ne plus commettre d’erreurs et finalement ne plus poser la question puisqu’on aura eu les réponses. Ou pas.
La force d’une équipe réside dans la communication, le passage d’expérience, le temps gagné qui en résulte, afin qu’ensuite, le plaisir prime sur l’agacement de l’incompréhension. C’est un exercice difficile auquel chacun n’est pas préparé. C’est ce qui est amusant dans la comparaison avec d’autres bateaux, d’autres capitaines, d’autres objectifs. Le notre, ces sept mois en mer, dans l’océan Indien a un début et une fin, actés, quand les autres bateaux voguent au fil des saisons et des envies. Nous avons un planning, ne sommes pas une famille. Et notre avidité à découvrir est parfois frustrée parce qu’il y a ce temps à gérer. Il était long au début du voyage, il ne cesse de raccourcir, forcément. Et ce sentiment d’urgence qui n’existait pas au départ est de plus en plus prégnant.
Les coups de gueule se gèrent, comme les coups de fatigue. Chacune de nous ne peut pas être au top en permanence. Naturellement, celles qui sont plus en forme vont suppléer ce coup de mou. On ne comptabilise pas le nombre de vaisselles ou de repas faits, c’est l’envie qui prime, comme pour la cuisine. En revanche, les baisses de moral sont parfois difficiles à comprendre, comme la mauvaise humeur, qui semblent ne pas avoir de raison objective. C’est là, en pleine mer, que les 45 m2 semblent minuscules… Et pourtant, contrairement à ce que l’on pourrait penser, il est très facile de s’isoler. Une bonne paire de bouchons d’oreilles ou pour celles qui préfèrent des écouteurs dans les oreilles, dans sa cabine et on n’a de compte à rendre à personne. En revanche, nous avons vite compris qu’il est impossible de s’installer dans le carré (appelons cela la table de la salle à manger) et d’avoir la paix. Voir s’agiter une de nos camarades à côté donne vite mauvaise conscience.
Et être à quatre sur un bateau ne signifie pas « instinct de meute« , c’est justement lorsqu’on est à l’ancre, le moyen idéal d’être seule. Parce que c’est nécessaire pour l’équilibre personnel et général. Comme le silence, dont on constate que, finalement, on ne le croise jamais.
Des mois de voyage en vase clos si l’on a un minimum de sens de l’observation permet de bien cerner les caractères de chacune, de connaître le point de rupture, et d’en faire, finalement, ce qu’on veut. Ce côté prévisible peut parfois être pesant et là aussi, il y a un tournant à prendre, soit on fait avec, en laissant glisser, parce que finalement on ne changera jamais les gens, soit on se révolte avec un bon coup de gueule, qui remet les compteurs à zéro. Nous naviguons entre ces deux eaux, dans ces 45 m2 avec vue sur mer à 360°. Quelle aventure.
Toute l’aventure de Mer intérieure
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