Marco & Paula. Carnets d’ailleurs #21 :Marco, du côté fragile des frontières
Marco – Comment peut-on ?
Retournons du coté de la vie, celle de tous les jours, celle où l’on boit une bière avec des amis sans poser de questions. Hélas, quand on est nomade, les amis posent souvent des questions – mais bien sûr nous serions sans doute assez offusqués s’ils ne nous les posaient pas. Quoi, serions nous donc, en fin de compte, si banals?
Kevyn, aujourd’hui, est un consultant indépendant qui évalue ($$$) les propriétés immobilières, et nous nous tenions au beau milieu du vaste chantier qu’est notre maison depuis déjà quelques années. Et pendant ces quelques instants, nous nous étions installés dans une sorte de complicité : enfin quelqu’un qui comprenait que l’on pouvait très normalement travailler en Afrique, que ce n’était pas vraiment le bout du monde. Bref, un moment plutôt rare. Quand je suis du coté développé des frontières, ma famille, mes amis, ou les rencontres de hasard ont du mal à imaginer ou comprendre “comment peut-on être consultant dans ces pays-là ». Montesquieu et ses Lettres persanes ne sont pas loin. Et quand je suis du coté fragile des frontières, là où, à en croire les légendes médiatiques, tout n’est que ruine, chaos sanitaire et guerre. Ceux que je rencontre ne comprennent pas mieux ce que je viens faire là, quand je pourrais être dans un de ces pays de cocagne où ils sont beaucoup à rêver de pouvoir immigrer.
C’est une chose que j’oublie souvent – à jouer à saute-frontières, ma vision du monde s’est assez radicalement altérée – à mon insu, aimé-je croire – et il m’échappe souvent que des réalités qui me semblent d’une grande banalité sont en fait des visons exotiques pour la plupart de mes contemporains. Dieu merci, je fréquente d’autre nomades et apatrides, et dans notre petit cercle, on se comprend et on peut parler d’autre chose. De la vie de tous les jours, comme tout un chacun dans son près carré. Et boire sa bière en paix.
Quelques jours plus tard, je suis allé déjeuner avec un vieil ami, un irlandais américain qui, après une jeunesse exubérante, s’était marié sur le tard, a fait une belle carrière dans le secteur semi-public, et n’est certainement pas un de ces « américains bornés » qui ignorent que le Nicaragua n’a pas de frontière commune avec les Etats-Unis. Je me disais que nous allions pouvoir papoter de choses et d’autres. Hélas, comme il n’est pas borné (c’est bien pourquoi nous sommes amis), il voulait comprendre ce que je faisais « là-bas »; comment fait-on pour travailler à Mogadiscio? Pourquoi ces pays restent-ils avec presque tous leurs pieds dans la boue? Questions que je comprends fort bien que l’on pose, et que j’ai certainement beaucoup posées moi-même, à un moment ou un autre, dans un endroit ou l’autre. Finalement, après qu’il m’eut demandé, avec un air un peu abasourdi, si je n’avais pas constamment peur, j’ai contre-attaqué avec force et nous avons parlé de nos enfants. De la vie de tous les jours et du temps qui passe. Ça faisait du bien!
La vie nomade est donc tissée de ces incompréhensions, mais ce qui n’est finalement qu’un désagrément mineur dans les relations personnelles, devient très vite un abîme infranchissable quand on s’adresse à des institutions aussi impénétrablement bornées que les banques ou les compagnies d’assurance. Cela fait ainsi plus de deux ans que je courre après une assurance décès : les français me la refusent parce que je vis à l’étranger, les anglais parce que je n’ai pas de passeport britannique – j’ai oublié la raison que les belges ont donné – et les américains parce que je me promène dans des pays improbables où leurs tables actuarielles perdent le nord. C’est aussi pourquoi j’étais en train de discuter avec Kevyn de la rénovation de notre maison. Quand il y a deux ans nous avions entamé les travaux – après un presque un an d’échanges bouillonnants, par emails! Avec un ami architecte d’intérieur – j’avais après de longues semaines de recherches fini par débusquer une banque à entreprendre pour un prêt de rénovation/construction. Il fallait tout expliquer, en particulier le caractère extrêmement ésotérique des mes déclarations d’impôts, et les discussions ont duré presque trois mois. Pour être finalement renvoyées à mes terroristes et autres sous-développés. Et donc les travaux se sont arrêtés, et pendant deux ans l’inévitable question d’amis bienveillants sur l’évolution du chantier me faisait inévitablement grincer des dents (derrière un sourire charmant, bien évidemment – on ne peut être nomade si on s’offusque des questions banales qui, dans les vies plus sédentaires, sont tout à fait normales). Comme c’est un chantier qui ne peut se gérer à six heures de décalage horaire et cent lieux de décalage de l’imaginaire, il aura fallu pour le reprendre attendre deux ans que nos pérégrinations nous ramènent au port, pour un petit moment fort court mais fort plaisant avec des amis qui continuent à se poser des questions, comme chez Montesquieu.
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