« J’éprouvais un sentiment de fatigue profonde à sentir que tout ce temps si long […], j’avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu’il me supportait, que j’étais juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer avec moi. »
(Marcel Proust, « Le Temps retrouvé »)
La semaine dernière, pendant un séminaire de recherche, une proustienne émérite qui est un peu la mère spirituelle de tous les doctorants nous encourage à aller lire les cahiers de brouillons de la Recherche, tous disponibles sur Gallica. Devant nos mines sans doute sceptiques, elle nous présente quelques ouvrages critiques, notamment des index, qui peuvent être comme le GPS, le « Global Proust System » indispensable pour nous repérer dans la masse des manuscrits.
Évidemment, ça n’est pas évident puisque la datation des manuscrits est presque toujours relative – comment savoir en quelle année Proust a ajouté tel passage, biffé telle phrase ou écrit la deuxième version de notre page préférée ? Et quelles conséquences en tirer d’un point de vue littéraire ?
Quand on travaille sur Proust, on se sent finalement comme ces aveugles qui tentent, sur l’estampe d’Hokusai, de monter sur un éléphant qui nous paraît très vieux et fatigué. De toutes ses forces, chacun s’accroche à l’un des membres de l’éléphant, ce que les proustiens présentent souvent comme un symbole d’une recherche collective. Au terme de sa vie, chaque chercheur n’a finalement qu’un aperçu de La Recherche, personne n’a acquis la connaissance surplombante de tout le monument.
Cet éléphant, je me dis que c’est aussi l’édifice à quatre dimensions – la quatrième étant celle du temps – dont parle Proust pour l’église de Combray: le texte de la Recherche, et tous ceux qui en ont proposé le commentaire ou la réécriture, occupent l’espace bien concret des rayonnages de bibliothèques mais aussi l’espace immatériel d’internet et de toutes les traces qu’ils laissent en nous depuis presque cent ans. Pour travailler sur Proust aujourd’hui, impossible d’avancer sans prendre en compte cette masse génétique et critique qui nous précède et qu’on déplace avec soi dès qu’on écrit.
Du coup dans la rédaction de ma thèse, je me sens un peu comme le dernier orteil de l’aveugle suspendu à la queue de l’éléphant : j’ai beau y mettre toute ma volonté, je suis encore bien loin du compte.
Évidemment, ça n’est pas évident puisque la datation des manuscrits est presque toujours relative – comment savoir en quelle année Proust a ajouté tel passage, biffé telle phrase ou écrit la deuxième version de notre page préférée ? Et quelles conséquences en tirer d’un point de vue littéraire ?
Quand on travaille sur Proust, on se sent finalement comme ces aveugles qui tentent, sur l’estampe d’Hokusai, de monter sur un éléphant qui nous paraît très vieux et fatigué. De toutes ses forces, chacun s’accroche à l’un des membres de l’éléphant, ce que les proustiens présentent souvent comme un symbole d’une recherche collective. Au terme de sa vie, chaque chercheur n’a finalement qu’un aperçu de La Recherche, personne n’a acquis la connaissance surplombante de tout le monument.
Cet éléphant, je me dis que c’est aussi l’édifice à quatre dimensions – la quatrième étant celle du temps – dont parle Proust pour l’église de Combray: le texte de la Recherche, et tous ceux qui en ont proposé le commentaire ou la réécriture, occupent l’espace bien concret des rayonnages de bibliothèques mais aussi l’espace immatériel d’internet et de toutes les traces qu’ils laissent en nous depuis presque cent ans. Pour travailler sur Proust aujourd’hui, impossible d’avancer sans prendre en compte cette masse génétique et critique qui nous précède et qu’on déplace avec soi dès qu’on écrit.
Du coup dans la rédaction de ma thèse, je me sens un peu comme le dernier orteil de l’aveugle suspendu à la queue de l’éléphant : j’ai beau y mettre toute ma volonté, je suis encore bien loin du compte.
A suivre.
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