« Si l’habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaître la première dont elle n’a ni les cruautés, ni les enchantements » (Marcel Proust – « Sodome et Gomorrhe »)
Il y a quinze jours, j’évoquais la question de la vérité en histoire, et j’expliquais à mon amphi que l’École des Annales avait clairement affirmé la relativité et la subjectivité des vérités historiques. En un mot, la vérité historique est toujours dépendante de l’ancrage de l’historien au sein d’une époque, d’une société et d’une université: la connaissance historique en apprend presque autant sur la société dont l’historien est issu que sur l’époque qu’il étudie. Et j’enchaîne en leur rappelant que l’histoire est une connaissance indirecte et mutilée, puisqu’elle implique d’étudier des documents, des témoignages et d’innombrables traces hérités du passé, mais toujours lacunaires étant donné qu’un grand nombre d’entre eux a été détruit, volontairement ou involontairement, au fil des années.
Un élève, parmi ceux qui participaient le plus depuis le début du cours, lève alors le doigt et me dit : « De toutes façons, Madame, l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs.«
J’approuve en partie, avec l’exemple de Jules César, mais je lui fais remarquer que c’est peut-être moins le cas aujourd’hui, avec l’essor d’une communauté scientifique internationale. Et je prends l’exemple de l’histoire de la Shoah : les chercheurs allemands et français, comme en témoigne le manuel franco-allemand, semblent d’accord sur l’essentiel.
Alors que je croyais l’exemple imparable, quelle n’est pas ma surprise quand je vois s’agiter quatre ou cinq élèves, comme si je venais de déclencher une horlogerie parfaitement huilée et particulièrement chatouilleuse. Et deux d’entre eux de me rétorquer :
- « Mais justement Madame, sur la Shoah c’est vraiment la pensée unique, on ne peut rien dire!«
Comme je viens de leur rappeler que l’histoire est une science interprétative, il me semble soudain urgent de mettre les points sur les « i » en distinguant le fait et son interprétation: si un crime a été commis, chacun aura bien sûr un point de vue et une interprétation différents sur le crime, mais de là à nier le crime, il y a un pas qui distingue l’historien et le négationniste. Les enquêteurs ont le droit de proposer des explications différentes, mais s’ils disent que le crime est imaginaire, il est probable que la famille du mort l’aura mauvaise.
Et j’essaie de leur faire comprendre que c’est l’éternel débat sur la liberté d’expression: si elle devient de l’incitation à la haine, qui met en danger certains citoyens, on peut comprendre que les hommes politiques légifèrent.
Je vois leurs visages se fermer, et deux de ces élèves persistent :
- « Oui mais du coup on ne connaîtra jamais la vérité, puisque c’est l’État qui décide de ce qui est vrai. »
- « Et regardez quelqu’un comme Vincent Raynouard, il est complètement censuré!«
Mais à peine sortie, je regarde compulsivement sur mon téléphone toutes les pages que je trouve sur la loi Gayssot et sur Vincent Raynouard, et je tombe dans des affres de remise en question…
Sur la loi Gayssot, je réalise que beaucoup d’historiens, à commencer par Nora et Vidal-Naquet, l’ont fermement critiquée, et que j’aurais peut-être dû aller davantage dans le sens de ces quatre étudiants.
Par contre, leur référence à Vincent Raynouard m’enlève tout scrupule : ce charmant personnage, qui n’a rien à voir avec la rue Raynouard dans le 16ème arrondissement de Paris, est un militant négationniste, intégriste catholique, qui se réclame ouvertement de l’idéologie nationale-socialiste en distribuant des tracts plus écœurants les uns que les autres à la sortie des écoles.
Les quatre élèves qui se sont insurgés contre les condamnations de Vincent Raynouard n’ont pas du tout l’air d’intégristes catholiques, et l’ironie de la situation est que je les trouvais, depuis le début du cours, vraiment intelligents et attentifs. En allant prendre mon train je trouve tout ça à la fois flippant et excitant: par rapport aux regards consternés des étudiants de mes cours d’orthographe, j’ai cette fois l’impression d’avoir de vrais interlocuteurs en face de moi, qui apprennent à penser, et qui voteront pendant un certain nombre d’années. Pour la première fois, je me dis que j’ai peut-être un défi plus important à relever que de leur apprendre à accorder les participes passés: essayer de comprendre et d’enrayer la logique qui conduit un étudiant de 18 ans à croire que la Shoah est l’invention d’un complot juif international.
À suivre.
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