« Si l’habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaître la première dont elle n’a ni les cruautés, ni les enchantements » (Marcel Proust – « Sodome et Gomorrhe »)
Comme j’appréhendais assez fortement de me retrouver devant un amphi de 70 étudiants de L1 et de L2, j’avais commencé l’année comme un prof des années 50 qui n’aurait jamais entendu le mot « pédagogie« : je parlais à une vitesse que je trouvais suffisamment modérée pour qu’ils puissent prendre des notes, mais suffisamment rapide pour qu’ils n’aient pas le temps de me poser des questions, la perspective d’interventions auxquelles je n’aurais pas su répondre étant à ce moment-là ma hantise, au point que j’aurais été capable de répondre n’importe quoi plutôt que de formuler les quatre mots de l’indignité: « Je ne sais pas« .
Après deux mois de cours qui se passaient, de mon point de vue, très bien, puisque les élèves me regardaient dans un silence presque religieux en gribouillant de temps à autre un mot ou deux, l’Education Nationale (ou le rectorat?) s’est souvenue que je donnais cours sans aucune formation, ce qui est d’ailleurs toujours le cas pour des centaines de doctorants et de vacataires. J’ai donc suivi deux jours de « Formation à la pédagogie« , pendant lesquels un prof d’économie et de finance a méthodiquement déconstruit ma manière d’enseigner en me rendant un fier service pour mes futures années d’enseignement.
Ceci dit, comme ces formations s’adressent à des doctorants de toutes disciplines –biologie, langues, psycho…– dont le seul point commun est d’enseigner, il a d’abord fallu ajuster quelques bases pour gagner le respect collectif et le droit à la différence.
Pour commencer la journée, chaque doctorant doit dessiner une « carte conceptuelle » qui explicite les mots-clés et les objectifs d’un de ses cours. Il doit ensuite présenter la carte à son voisin pour tester la clarté et la pertinence de ses objectifs pédagogiques. Ma voisine, qui est biologiste, m’expose en deux temps trois mouvements ses mots-clés et ses objectifs : manipuler le matériel, suivre un protocole expérimental, analyser le résultat, laver le matériel. Avec enthousiasme et hypocrisie, je m’extasie devant l’intérêt et la clarté de son TD : « Génial!! Tes objectifs pédagogiques sont très clairs.«
Convaincue de remporter une adhésion similaire, je lui expose à mon tour ma carte conceptuelle: situer des engagements au sein de crises politiques, religieuses et/ou sociales, comprendre les raisons d’un engagement existentiel et artistique précis, analyser les procédés rhétoriques et stylistiques déployés dans une œuvre à la forme originale. Comme je sens un scepticisme abyssal, je lui prends l’exemple de Ronsard pendant les guerres de religion, de Bernanos pendant la guerre d’Espagne… Aucune lumière ne s’allume dans ses yeux de manipulatrice de microscopes, et elle conclut notre échange par cette phrase dont la bêtise et l’agressivité me sidèrent : « Quand même je trouve que vous, les littéraires, vous coupez un peu trop les cheveux en quatre. »
Je me retiens de dire à cette connasse que les cheveux, c’est plutôt elle qui les dissèque littéralement en quatre avant de laver ses éprouvettes, mais je suis trop blasée sur la guerre entre « sciences dures » et « sciences humaines » pour dépenser cette énergie.
Je crois trouver ma revanche en présentant ma carte devant le formateur et les doctorants réunis, mais là encore, ma superbe en prend un coup. J’ai à peine le temps d’énumérer mes objectifs pédagogiques que le formateur m’interrompt pour critiquer le terme « comprendre« , trop flou selon lui, qu’il me conseille de remplacer par le très scientifique « expliquer« , afin de ne pas me discréditer aux yeux de mes étudiants. Je décide alors de jouer à mon tour à la connasse et je lui réponds :
- Oui je comprends bien Hervé, ou plutôt j’entends bien, mais le problème c’est que toute ma séance d’intro consiste à présenter à mes étudiants la distinction entre « expliquer » et « comprendre« , qui est devenue fondatrice pour les sciences humaines depuis Dilthey. Donc si je ne peux plus utiliser le mot comprendre, mon cours perd tout son sens et mes étudiants ne comprennent –décidément, le mot m’a échappé– plus rien. Et puis en sciences humaines, on a quand même des critères d’évaluation très différents des vôtres: nous par exemple, évaluer nos élèves par des QCM uniquement, c’est un non-sens. On leur demande de formuler une réflexion sous forme d’une argumentation, et pas seulement de mots-clés
De ces deux jours de formation, je retiendrai finalement deux points que j’ai pu mettre en application dès la semaine suivante. D’abord, l’enseignant est faillible et a le droit de dire « je ne savais pas » sans se discréditer aux yeux de ses étudiants – bien au contraire. Ensuite, tout l’art de la pédagogie consiste à comprendre (eh oui, comprendre) que l’important n’est pas de se demander ce que l’étudiant doit, selon nos critères, retenir de chaque séance, mais ce qu’il peut retenir en une heure et demie chaque semaine.
L’année dernière, j’avais pourtant bien eu quelques indices (comme cet élève qui m’avait demandé s’il pouvait enregistrer mon cours) qui auraient dû me faire comprendre (encore une fois) que j’avais mis la barre trop haut. Mais c’est en corrigeant la première interro que j’avais pris conscience qu’on n’était pas en classe prépa, et qu’Hervé avait raison: une séance de cours n’est pas une communication à un colloque, devant des spécialistes de nos sujets. Il faut renoncer à l’illusion de l’exhaustivité et au bourrage de crâne en ciblant deux ou trois idées par séance, assimilables par des esprits qu’il ne faut pas trop épuiser. L’image du marteau et du clou qu’en enfonce a fait long feu: on distingue aujourd’hui différents niveaux d’apprentissage, en surface (à court terme), intermédiaire (pour le moyen terme) et en profondeur (sur le long terme), et différents domaines d’apprentissage (cognitif, affectif et psychomoteur) entre lesquels le prof, quelle que soit sa discipline, doit établir un subtil dosage.
Cette année, j’ai donc totalement inversé ma manière de procéder. Je parle très lentement, j’écris beaucoup au tableau, et je pose énormément de questions à mes étudiants en leur laissant (merci Hervé) un peu plus de trois secondes pour réfléchir à la réponse. Et finalement c’est bien plus agréable, pour eux comme pour moi : je réalise qu’ils savent pas mal de choses, et qu’ils aiment bien participer. Et ça m’évite d’avoir mal à la gorge à la fin de chaque cours parce que j’ai parlé sans interruption.
Merci, l’Education Nationale, de continuer à trouver que la formation des enseignants a un sens.
À suivre.
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