Lettres ou ne pas être #5: qui sont les autres?
On ne naît pas thésard, et on s’étonne souvent de l’être devenu… Un choix de vie assumé, au prix de quelques angoisses.
« […] comme dans une étroite section lumineuse pratiquée à même l’inconnu. » (Marcel Proust, À La Recherche du temps perdu, Pléiade, I, p. 278)
Donc parfois, je travaille chez moi. L’immense avantage, c’est que je suis alors libre de déjeuner à l’heure qui m’arrange, et pas à celle que nous avons décidée avec des amis et qui arrive toujours, comme par hasard, au beau milieu d’un chapitre que je commence tout juste à comprendre. Chez moi, je peux repousser les limites de la faim et de la concentration, avec cette impression peut-être totalement illusoire ou masochiste que l’idée lumineuse va surgir dans la souffrance, dans un état second de totale déconnexion avec le monde extérieur. En un mot, le fantasme du savant fou, qui vit dans sa bulle et qui a l’idée du siècle après une semaine de sous-nutrition aiguë.
Dans mon cas ceci dit, le flirt avec la sous-nutrition n’a pas duré très longtemps. Donc même si je lis Julia Kristeva ou Antoine Compagnon, qui rendent la bulle très agréable et toute autre considération totalement hors de propos, mon ventre finit quand même par crier famine vers 13h30/14h, et c’est à ce moment-là que je renoue avec le monde extérieur en faisant le geste le plus économe et le plus agréable qui soit quand on veut écouter des voix humaines sans faire les frais d’une conversation, allumer ma radio. Parce qu’entre 13h et 14h, il y a La Grande table de Caroline Broué et Les Pieds sur terre de Sonia Kronlund, les plus beaux cadeaux de France Culture à tous les esseulés qui ne veulent pas déjeuner devant la télé. Grâce aux Pieds sur terre, j’ai déjeuné en immersion avec des financiers qui vivaient, comme il se doit, à Londres, et m’expliquaient en me passant le sel que « La femme développe le côté humain de l’homme et du loup qui est en eux« , je suis entrée avec un millionnaire dans sa maison de millionnaire d’un petit ghetto de millionnaires, la villa Montmorency dans le 16ème arrondissement, j’ai attendu à l’agence Pôle emploi de Saint-Denis avec Michel et Amoudi, j’ai entendu des étudiantes de lettres raconter qu’elles se prostituaient pour payer leur loyer, en me disant qu’il pourrait y avoir l’élève à qui je viens de reprocher de dormir pendant mon cours, et qu’il ne faudra plus jamais que je reproche quoi que ce soit à une étudiante fatiguée.
Les pieds sur terre, c’est « cette étroite section lumineuse pratiquée à même l’inconnu » de la vie des autres, dans la vie de tous ceux que je ne connaîtrais jamais parce que je suis en thèse. C’est la vraie vie que j’essaie de comprendre en lisant Proust, et qui est peut-être sur France Culture. C’est l’angoisse d’avoir raté ma vocation en faisant une thèse en lettres, alors que la sociologie ou le journalisme m’auraient peut-être mieux correspondu. C’est la culpabilité d’avoir une vie de privilégiée, au lieu d’essayer de régler les problèmes de tous ces gens dont la vie m’est inaccessible. C’est l’hypocrisie de rester dans sa tour d’ivoire, en se demandant qui sont les autres. C’est essayer d’ouvrir « une étroite section lumineuse » dans l’inconnue de mes choix, en me demandant ce que j’aimerais vraiment.
Mais à 14h30 je reprends quand même Le temps sensible ou Proust entre deux siècles, parce que je suis payée pour ça et qu’il vaut mieux ne pas se poser trop de questions.
Donc parfois, je travaille chez moi. L’immense avantage, c’est que je suis alors libre de déjeuner à l’heure qui m’arrange, et pas à celle que nous avons décidée avec des amis et qui arrive toujours, comme par hasard, au beau milieu d’un chapitre que je commence tout juste à comprendre. Chez moi, je peux repousser les limites de la faim et de la concentration, avec cette impression peut-être totalement illusoire ou masochiste que l’idée lumineuse va surgir dans la souffrance, dans un état second de totale déconnexion avec le monde extérieur. En un mot, le fantasme du savant fou, qui vit dans sa bulle et qui a l’idée du siècle après une semaine de sous-nutrition aiguë.
Dans mon cas ceci dit, le flirt avec la sous-nutrition n’a pas duré très longtemps. Donc même si je lis Julia Kristeva ou Antoine Compagnon, qui rendent la bulle très agréable et toute autre considération totalement hors de propos, mon ventre finit quand même par crier famine vers 13h30/14h, et c’est à ce moment-là que je renoue avec le monde extérieur en faisant le geste le plus économe et le plus agréable qui soit quand on veut écouter des voix humaines sans faire les frais d’une conversation, allumer ma radio. Parce qu’entre 13h et 14h, il y a La Grande table de Caroline Broué et Les Pieds sur terre de Sonia Kronlund, les plus beaux cadeaux de France Culture à tous les esseulés qui ne veulent pas déjeuner devant la télé. Grâce aux Pieds sur terre, j’ai déjeuné en immersion avec des financiers qui vivaient, comme il se doit, à Londres, et m’expliquaient en me passant le sel que « La femme développe le côté humain de l’homme et du loup qui est en eux« , je suis entrée avec un millionnaire dans sa maison de millionnaire d’un petit ghetto de millionnaires, la villa Montmorency dans le 16ème arrondissement, j’ai attendu à l’agence Pôle emploi de Saint-Denis avec Michel et Amoudi, j’ai entendu des étudiantes de lettres raconter qu’elles se prostituaient pour payer leur loyer, en me disant qu’il pourrait y avoir l’élève à qui je viens de reprocher de dormir pendant mon cours, et qu’il ne faudra plus jamais que je reproche quoi que ce soit à une étudiante fatiguée.
Les pieds sur terre, c’est « cette étroite section lumineuse pratiquée à même l’inconnu » de la vie des autres, dans la vie de tous ceux que je ne connaîtrais jamais parce que je suis en thèse. C’est la vraie vie que j’essaie de comprendre en lisant Proust, et qui est peut-être sur France Culture. C’est l’angoisse d’avoir raté ma vocation en faisant une thèse en lettres, alors que la sociologie ou le journalisme m’auraient peut-être mieux correspondu. C’est la culpabilité d’avoir une vie de privilégiée, au lieu d’essayer de régler les problèmes de tous ces gens dont la vie m’est inaccessible. C’est l’hypocrisie de rester dans sa tour d’ivoire, en se demandant qui sont les autres. C’est essayer d’ouvrir « une étroite section lumineuse » dans l’inconnue de mes choix, en me demandant ce que j’aimerais vraiment.
Mais à 14h30 je reprends quand même Le temps sensible ou Proust entre deux siècles, parce que je suis payée pour ça et qu’il vaut mieux ne pas se poser trop de questions.
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À suivre.
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