Loup y-es-tu ? 🇺🇸 Les carnets d’ailleurs de Marco et Paula #246
Il y a quelques semaines Marco est tombé sur un article qui évoquait la réintroduction des loups gris dans le parc naturel de Yellowstone. Depuis, des meutes de loups lui trottent dans la tête.
Au début du 20ème siècle à travers tous les États-Unis, les loups furent exterminés par la sainte alliance des chasseurs et des éleveurs – les éleveurs fournissant le motif et les chasseurs la force de frappe. En 1907, année de frénésie meurtrière, la sainte alliance appuyée par le gouvernement fédéral abattit 1 800 loups et plus de 39 000 coyotes. Après avoir massacré plus de 80% des populations indiennes, les pionniers s’étaient donc mis à mettre la faune en coupe réglée, et la liste des exterminations ressemble à un trophée de chasse du 19ème siècle: bisons, loups, ours noirs, grizzlis, lions des montagnes, lynx, pumas, cougars… etc. Bref, tous les prédateurs non humains qui empêchent d’élever des vaches tranquillement furent éliminés par l’avancée de la civilisation: « Et Dieu les bénit, et leur dit: croissez, et multipliez, et remplissez la terre; et l’assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux des cieux, et sur toute bête qui se meut sur la terre ». Amen!
Haro sur les bêtes !
De 1926 à 1995 on n’entendit plus un seul loup hurler dans le parc ou ses alentours. Seuls les wapitis bramaient. Laissés à paître en paix grâce à la protection indirectement offerte par leurs cousins bovidés, nos cervidés prospérèrent et se multiplièrent – c’est une vieille histoire biblique – et l’écosystème de Yellowstone se dégrada progressivement, ce qui passa longtemps inaperçu, les premiers parcs nationaux américains ayant été créés surtout pour protéger les paysages géologiques pittoresques. Beaucoup de ces premiers parcs sont d’ailleurs des déserts: Le parc de la Vallée de la mort (Californie et Nevada), le parc de la forêt pétrifiée et son jumeau le parc du Painted Desert (Arizona), le parc du Grand Canyon (Arizona), le parc de White Sands (Nouveau Mexique), le parc des Guadalupe Mountains (Texas), le parc des Arches (Utah), le parc des Badlands (Dakota du Sud), etc. Pas moyen d’y mettre une vache.
Mais revenons à nos loups. À la fin du XXème siècle, face aux ravages laissés dans leur sillage par l’industrie et sa cadette l’agro-industrie, les mentalités évoluèrent et l’on commença à se préoccuper plus sérieusement de l’environnement (anecdote historique un peu acide: le premier rapport sur le réchauffement climatique fut déposé en 1965 sur le bureau du Président Johnson, malheureusement distrait par la guerre du Vietnam). À la faveur de cette nouvelle ouverture des esprits, un groupe de scientifiques de la Côte Ouest décida de réintroduire le loup dans l’écosystème de Yellowstone. Je vous passe les détails sur les hurlements de la sainte alliance des éleveurs et chasseurs face à cette intrusion sur leur territoire. Vous voulez parier qu’ils firent référence à la Bible?
Le retour du prédateur
En 1995 après bien des péripéties une quarantaine de loups et louves furent camionnés du Canada et d’autres régions (hétérogénéité génétique obligeant) et relâchés dans le parc. Ils se mirent en chasse et en une décennie, les wapitis durent réapprendre la rude vie de la proie. Les scientifiques se mirent à l’affût, pour apprendre à enfin connaître ces loups dont, du fait des préjugés liés à leur réputation de maudits et de créatures du diable, on ne savait en fait presque rien, et pour comprendre les dynamiques d’un écosystème dans la foulée du retour d’un grand prédateur.
Les wapitis n’ayant plus le loisir de faire ce que bon leur semblait – comme traîner sur les berges des rivières et points d’eau et boulotter tout ce qui dépassait – l’écosystème de Yellowstone se mit à prospérer à la suite des réactions en cascade provoquées par la pression mise par les meutes de loups sur le style de vie des wapitis. Les colonies de castors, qui avaient presque entièrement disparu en raison des dégâts causés par les wapitis, se multiplièrent (ils doivent être bons chrétiens, sans doute), les grizzlis reprirent pied dans le territoire, les saules repoussèrent, etc… Enfin, c’est en tout cas ce que disent certaines études, mais ce que d’autres études contredisent, comme il se doit.
Mâle ou femelle alpha …
Yellowstone offre un terrain d’observation unique pour étudier les loups et les chercheurs ont découvert que les meutes de loup sont le plus souvent dirigées par des femelles alphas (le conte s’est donc trompé, il fallait parler de la grande méchante louve), que le principal prédateur du loup est le loup – ce qui éclaire l’expression de Thomas Hobbes « l’homme est un loup pour l’homme » – que les guerres de meutes sont monnaie aussi courante que les guerres tribales humaines, et qu’un loup, ou une louve, n’hésitera pas à tuer les petits d’une rivale, ou à tuer sa rivale et adopter ses petits (on se croirait en Argentine au temps de la dictature). Enfin, le loup est fidèle, et s’isolera pour hurler à la mort de son compagnon.
Quand je lis dans la presse grand public les descriptions faites des loups ou d’autres mammifères et prédateurs qui captivent l’imagination, ce qui me frappe c’est à quel point certains traits de l’animal sont mis en avant, avec cette idée perverse derrière la plume que, finalement, ils nous ressemblent, n’est-ce pas. C’est bien sûr tout l’inverse, c’est nous qui leur ressemblons, puisqu’au profond sous notre vernis humain nous sommes encore des animaux. Nous avons passé les douze mille dernières années à essayer de nous persuader du contraire, que nous sommes différents, que nous avons ce je ne sais quoi qui nous distingue de la bête (en général, c’est à ce moment-là que l’on vous brandit la Bible, le Kamasutra, Mozart ou Picasso).
Eh bien, non, nous sommes des bêtes, et je crois bien que nos prétentions à l’humanité risquent fort de nous perdre. Comme le constate Toby Ord, philosophe de l’université d’Oxford*, dans une interview accordée récemment « nous avons le pouvoir de nous détruire sans avoir la sagesse de nous assurer que nous ne le ferons pas » (We have the power to destroy ourselves without the wisdom to ensure that we don’t).
C’est pour cela sans doute que j’ai des loups qui me trottent dans la tête; nous leur ressemblons, mais ils sont plus sages que nous, ils n’ont pas la bombe et le reste de l’arsenal.
* Tony Ord est l’auteur du livre The Precipice: Existential Risk and the Future of Humanity.
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