C’était Marcel! Un visage de l’Amérique. Les carnets d’ailleurs de Marco & Paula #230
Au hasard d’une salle d’attente, Marco retrouve Marcel, l’ancien immigré clandestin au secours duquel se sont mobilisés ses voisins et clients.
L’autre jour nous sommes allés au « Motor Vehicle Administration » * pour que Paula obtienne un permis de conduire américain. Évidemment, il nous manquait un papier, le document attestant qu’elle n’était pas éligible à la sécurité sociale. Nous sommes arrivés au bureau de la Sécurité sociale juste dix minutes avant la fermeture. Et nous nous sommes assis pour attendre.
Je perçus une ombre qui passait derrière nous, pour venir s’asseoir sur un siège perpendiculaire au nôtre, alors que la salle d’attente était quasiment vide. Perplexe, et même légèrement interloqué, je me tournai vers l’homme, qui avait un bonnet sur la tête et un air un peu pensif et fatigué. C’était Marcel !
Marcel est ivoirien et je le connais depuis 2004, plus ou moins la période à partir de laquelle il a fallu que je me remette à porter des chemises repassées. Marcel s’occupait des clients dans la blanchisserie du quartier tenue par des chinois, et il vous accueillait toujours avec le sourire, sauf les jours où ses patrons lui tapaient sur les nerfs. Il n’a pas fallu longtemps avant que nous ne nous mettions à discuter de la situation politique à Paris, Abidjan et Washington, avec parfois un client qui s’attardait pour nous écouter ou se joindre à nous.
Quand je m’écriais « Marcel! », son fameux sourire s’épanouit, effaçant l’accablement qui paraissait peser sur ses traits. Comme s’il venait de me faire une bonne blague.
Marcel a longtemps été un immigré clandestin, et pendant plus d’une décennie nous avons discuté occasionnellement de ses tentatives pour obtenir une carte verte, que pendant près de vingt ans les patrons de la blanchisserie n’ont pas voulu patronner. Et puis, il y a trois ans, il l’a finalement obtenue. Pendant toutes ces années passées, bloqué aux États-Unis alors que ses enfants grandissaient en France, il parvenait de temps à autre à réunir l’argent nécessaire pour leur payer un billet d’avion pour qu’ils viennent le voir. Évidemment, quand sa fille a pu participer aux Jeux Olympiques de Rio, il n’a pas pu aller l’applaudir.
Fin octobre il est allé voir un médecin pour des douleurs au ventre. Quelques heures plus tard il se faisait opérer. Le surlendemain, une personne du voisinage a organisé – en ligne – une collecte de fonds pour aider Marcel à payer ses factures médicales et son loyer, avec un objectif de cinq mille dollars. En quelques semaines les clients de la blanchisserie ont réuni pour Marcel, celui qu’ils ne connaissaient que comme l’employé de la blanchisserie, plus de vingt-deux mille dollars et lui ont organisé il y a quelques jours une fête d’anniversaire. Quelqu’un lui a même offert un billet d’avion pour aller voir ses enfants en France. Quand il pourra.
Il m’a expliqué dans la salle d’attente qu’il devait maintenant faire des séances de chimiothérapie. Et que son rêve était de pouvoir, une fois guéri, toucher une petite retraite et retourner au village en Côte d’Ivoire. Je me souvins de discussions pendant lesquelles il évoquait une vie antérieure en Allemagne et en France et parlait de ses rêves de voyage dans le monde.
En 1995, Robert Putnam, un professeur d’Harvard, publia un article – Bowling Alone: America’s Declining Social Capital** – qui fit l’effet d’une bombe dans les cercles académiques et intellectuels américains; il y décrivait, en s’appuyant sur une très grande base de données (quand la notion de Big Data n’avait pas encore fait son apparition), ce qu’il pensait être le déclin des liens sociaux, de la confiance et de l’engagement démocratique qui faisaient selon lui la force et l’exceptionnalisme américains (ce qu’aujourd’hui dans les cercles du développement on appelle, sur la base de son travail, le capital social, mais qui fut premièrement identifié au 19ème siècle par Alexis de Tocqueville lors de son voyage en Amérique).
Je ne saurais dire si le capital social américain s’est affaibli, comme l’annonçait Putnam, mais je constate qu’il est encore vivace. Le jour même de la rencontre avec Marcel, l’ami chez qui nous logions nous a parlé, après avoir reçu un texto, du réseau que les gens de la rue avaient créé sur l’internet pour échanger des nouvelles, annoncer la fête du voisinage ou demander si quelqu’un pourrait garder le chat pendant quelques jours, et comment ce groupe s’agrandissait et couvrait aujourd’hui plusieurs rues adjacentes.
Je sais aussi, pour en voir fait l’expérience, que la tradition du panier d’accueil apporté par les voisins à ceux qui viennent d’emménager dans leur rue se perpétue.
C’est l’un des visages de l’Amérique, un visage que je suis content que Paula ait pu entrevoir dans cette salle d’attente de la Sécurité sociale.
Je sais, il y en a d’autres.
* L’administration en charge des permis de conduire, immatriculation, etc…
** Pour répondre aux critiques l’article s’étoffa et devint un livre en 2000.
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