Venant de l’autre côté des Pyrénées, entendez-vous les canons qui tonnent? L’Espagne musicale est à feu et à sang, les coups bas et les invectives pleuvent entre les critiques, les mélomanes, les aficionados et les musiciens, et tout ça à cause du disque d’une jeune artiste de 25 ans, nommée Rosalia. Mais qu’a-t-elle donc fait pour déchaîner tant de passions? Vamos a ver!
Rosalia, la mal aimée ?
Il n’aura suffi que d’un article, dans le journal espagnol El Pais, pour mettre le feu aux poudres ; ou plutôt, un titre, rien de plus:
Rosalia, la nouvelle révolution du Flamenco. Sans point d’interrogation.
Et pour aggraver son cas, le journaliste musical de El Pais, précisait que l’apparition de Rosalia était une fracture comparable avec celle que produisit Camaron avec son disque La leyenda del tiempo en 1979, disque qui, par sa modernité, changea le monde du flamenco sans rien trahir de son essence. C’est aujourd’hui une œuvre intouchable, indiscutable, sacrée, mais dont le statut ferait presque oublier les volées de bois vert et insultes que reçut ce chef d’œuvre à sa sortie, (Camaron osait ajouter au langage flamenco des violons, une batterie, une guitare électrique…) insultes lancées par les mêmes qui condamnent aujourd’hui le travail de Rosalia sous prétexte de trahison moderniste à la tradition éternelle de cet art. Rien de nouveau dans l’histoire de l’éternel combat que se livrent les « anciens » et les « modernes ». Que ceci, cette fameuse « tradition intouchable du flamenco » soit une sottise et une faribole, voire une manipulation de l’Histoire, nous amènerait à des considérations trop fouillues, même s’il convient de rappeler au passage que le Flamenco est une expression musicale et culturelle née de mille fusions. De plus, si le flamenco était intouchable, comme le prétendent certains, cela signifierait juste qu’il est mort, c’est à dire devenu un folklore, ce qui n’est bien sûr pas le cas.
De plus, comment ne pas rappeler que toute une génération de jeunes a découvert le flamenco grâce à ce disque et a pu, construisant le chemin de ses goûts, découvrir les merveilles à l’origine du prodige de Camaron ? Je n’oublie pas que moi-même, si aujourd’hui je connais Agujetas ou Chocolate, Mojama ou El Chaqueta, c’est parce que j’ai d’abord été attrapé dans ce territoire flamenco et ses codes par La Lole y Manuel et Camaron, en leurs temps révolutionnaires hippies qui donnaient à entendre du flamenco plus proche, plus contemporain, plus accessible que les vénérables précités et moins répulsif pour mes jeunes oreilles incultes de français qui ne demandaient qu’à découvrir.
Bref, revenons à Rosalia.
Une Rosalia qui a beau expliquer son amour, sa connaissance et son respect pour les formes traditionnelles du flamenco et les grands génies du passé, n’arrive pas à calmer la foule de ses détracteurs. Mais voilà pourquoi cela est si difficile pour les puristes de la considérer avec justesse et distance.
En parlant de Rosalia comme d’une artiste flamenca, et la comparant au génial Camaron, ça a été comme appuyer sur le bouton rouge nucléaire du flamenco dans la tête des aficionados tendance puriste.
C’est à partir de là, tout s’est déchainé. L’Espagne, les espagnes, se sont mises à gueuler, à menacer et à exclure. Insultes d’ordre racial, mais aussi affreusement sexistes. Rien de très raisonnable. Et pour rajouter de l’huile sur le feu, le fait que Rosalia ne soit pas andalouse mais catalane, a compté. Et cela fait plus de trois mois que cela dure, sans que jamais on ne parle vraiment de sa musique. D’un côté, vous l’aurez compris, les puristes du flamenco, horrifiés de voir comparer leur idole Camaron à cette jeunette même pas née dans une famille de tradition flamenca, ni même gitane (pour beaucoup de flamencos qui se disent puristes, une tare indélébile, que dis-je un handicap insurmontable), de l’autre un public vaste et jeune, plein d’appétit pour de nouveaux sons mais qu’il faut aussi prendre par la main sans faire peur, pour découvrir de nouveaux territoires, de nouveaux sons.
… Et déjà posée, cette esthétique transgressive et baroque pour certains, blasphématoire pour d’autres, choque et ravit, c’est selon. Une œuvre du designer Filip Custic, un des talentueux complices de Rosalia. Très pop, très décalé. Très moderne et féminin. Sortons l’objet de sa belle enveloppe.
Le disque. De quoi s’agit-il? Commençons par le commencement. Rosalia a composé un disque narratif et conceptuel directement inspiré et calqué sur un roman anonyme du XIVe siècle intitulé, Flamenco. On y retrouve, écrit sur un parchemin jauni, toute la chronologie d’une histoire d’amour qui finit mal, très mal. Les chapitres thématiques écrits au XIVème siècle valent toujours. Coup de foudre, amour, noces, jalousie, haine, et dans le cas de Flamenco, une femme aimée qui finit enfermée par son époux entre quatre murs. Mais, c’est un roman d’actualité, cette amoureuse trahie se rebelle contre la violence dont elle est victime et finit par gagner sa liberté. Très metoo ce texte du XIVème. Et Rosalia, jeune femme du XXIème siècle l’a éminemment compris parce qu’elle est parfaitement de son temps. Son disque s’appelle donc El mal querer que l’on pourrait traduire par « La mauvaise manière d’aimer », et comporte 11 chansons/chapitres qui suivent cette chronologie de l’amour et du désastre de la violence de genre.
Et si on parlait musique ?
Essayons de laisser un peu tomber le nuage de passions et de rage qui masque cette création musicale hors normes ne serait-ce que pour tenter de mieux contempler et de comprendre en quoi ce disque est une bombe musicale, une surprise complexe, une interrogation sociétale et un bijoux de production. Et, (je ne vais pas me faire que des amis mais allons-y) non pas un disque de flamenco. Ce n’en est pas un, mais un disque flamenco, c’est à dire une œuvre musicale utilisant et sublimant le vocabulaire rythmique et mélodique du flamenco, mais aussi son esprit de rage et de beauté, son sens de la désobéissance.
Attachez vos ceintures….Gracias
Prenons cette première chanson pour étayer nos arguments. Et pour le plaisir.
Elle s’appelle Malamente, Méchamment. Qu’entend-t-on ? Un intro de palmas flamencas (rythmiques typiques des mains) et un piano électrique improbable qui place immédiatement la barre du coté du Trap. Mais au contraire du trap et de ses rythmes répétées de boites à rythmes, malamente bénéficie d’une couleur flamenca qui jamais ne quittera la chanson jusqu’à son accord final. Le mariage musical, lui au moins, est dejà réussi, ne serait-ce que parce qu’il est une surprise. Les mélodies sont des mélodies mineures dans le mode andalou (1/7/6/5 pour les spécialistes) mode typique de la musique flamenca. Encore un lien. L’ambiance est minimaliste, le groove maximal. Voici donc du flamenco-pop-electro-trap, et on est loin de Sabicas et Mojama, mais le flamenco est une auberge espagnole généreuse aux fondations solides et Rosalia va y trouver sa place.
Voilà donc la recette originale de cette jeune chanteuse décidément très astucieuse et bonne connaisseuse de règles métriques et harmoniques de l’art flamenco, règles qu’en aucun cas elle dénature. Bref, faites-vous votre opinion, on se retrouve dans 2 minutes 45 secondes.
Attendez avant de la remettre ! On continue.
Dans la deuxième chanson, Pienso en tu mira, Je pense à ton regard, la rythmique est la même, flamenca, mais plus lente. Le flamenco fonctionne majoritairement sur des boucles à 12 temps. C’est sa signature. Ici pas de doute, la métrique est encore répétée, même si Rosalia pousse l’audace jusqu’à retirer 2 temps toutes les deux boucles de 12, donnant à l’assise rythmique entre les 12 temps et les 10 temps un déséquilibre très surprenant et très dansant. Rajoutez à ça un univers visuel parfaitement contemporain….
La voilà :
Rosalia, on le voit sait s’attirer la collaboration du collectif barcelonais de vidéastes Canada et pour ses chorégraphies, elle a fait appel à Charm La’Donna, chorégraphe, excusez du peu, de l’immense Kendrick Lamar, prince actuel du hip-hop US; Et tout ça à seulement 25 ans!
Je pourrais continuer à faire ainsi pour vous tout le disque et vous montrer où l’on retrouve les tangos de la Reponpa de Malaga, ou les buleria de Jerez, je pourrais vous expliquer aussi son utilisation très nouvelle du cajon, ou de l’autotune dans une berceuse (nana) inoubliable ou encore sa manière d’utiliser le micro comme un instrument et pas, comme le faisaient tous les chanteurs et chanteuses de flamenco jusqu’à l’heure, comme un simple amplificateur de voix.
Rosalia a du succès. Beaucoup. La jeunesse internationale reconnait au travers de ses créations, un son qui lui parait à la fois familier, étrange, attirant. Rosalia a des détracteurs. Les mêmes qui il y a trente ans dégommaient Camaron, mais le parallèle s’arrête là. Rien de commun entre les deux artistes. Chacun son monde, et à la jeunesse le droit des expériences et des transgressions nécessaires à la marche, à l’avancée perpétuelle de la musique vivante.
El Mal Querer, est un disque important, complexe, plein de malentendu, mais laissons le temps faire. Il a toujours raison, ou presque…
PS: C’est une question plus épineuse qui ne parait mais qui fait parti du débat: En Espagne pour dire une chanteuse on dit una cantante. Quel que soit le genre chanté. Sauf pour les chanteuses de flamenco. On ne dit pas Cantante mais Cantaora, avec une majuscule. Et ce choix d’un autre vocable souligne que le chant flamenco est autre chose que du chant. De la mémoire, de la vie, de la métaphysique et du danger. À cette aune-là, avec sa voix fine et fragile, Rosalia est-elle une cantante ou une Cantaora? J’entends ici ou là, que la voix de Rosalia n’aurait rien d’extraordinaire, ni par sa force, ni par la richesse de ses timbres. C’est vrai. Mais c’est vite oublier que le génial Enrique Morente, autre grand et intouchable créateur transgressif de flamenco, avait une voix, somme toute, techniquement très médiocre, ce qui ne l’empêcha pas de produire des chefs-d’œuvre.
Quoi, Morente n’avait pas de voix???
Et voilà le débat reparti…
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