🖋 « Kanaky » de Joseph Andras: une bien peu glorieuse histoire de la France …
L’avenir de la Nouvelle-Calédonie est dans l’agenda référendaire de 2018. La revendication, ancienne, fut marquée il y a 30 ans à Ouvéa par ce qu’un conseiller présidentiel appela « une boucherie ». « Kanaky » revisite ce moment d’histoire et permet de découvrir un auteur puissant et uniment curieux de l’Algérie d’avant l’indépendance. Fernand Iveton, Alphonse Dianou. 2 noms à retenir, deux destins.
« Le ciel a la langue sèche et le soleil s’en moque », « Pas cette pluie franche et fière, non. Une pluie chiche. Mesquine. Jouant petit » Peut-on aimer un auteur parce qu’il sait écrire la météo? À tout le moins c’est ce qui est aussi appréciable chez lui quand l’un de ses « héros » peste « chaque jour un peu plus, contre le temps « pourri » de la métropole, son crachin, sa grêle et, même, depuis le début de la semaine, ses quelques flocons sitôt transformés en gadoue, crottant lâchement les réveils douloureux »; quand « Le vent, léger, n’en contrarie pas moins la fierté des palmiers » ou qu’il est « sans bruit ». L’air de rien, il y a déjà dans cette facilité à poser les climats et les ambiances une singularité et une signature littéraires.
Je n’étais qu’un gosse …
Que Joseph Andras n’ait pas l’âge, loin s’en faut, de ses sujets (De nos frères blessés* en 2016, S’il ne restait qu’un chien en 2017, Kanaky en 2018) et de ses empathies en est une autre. Quand Fernand Iveton, en 1956 à Alger pose une bombe dans son usine, il manque trente ans à ce jeune auteur; quand l’écrivain fait parler avec D’ De Kabal le port du Havre sur cinq siècles, la démesure se complète. Quand l’État français règle en 1988 et de la manière expéditionnaire que l’on sait aujourd’hui une prise d’otages en Nouvelle-Calédonie qui laisse 25 morts ou exécutés sur cette terre lointaine pour un métropolitain, il n’a que quatre ans. « … le mois d’avril 1988, celui où tout chavira quand je n’étais qu’un gosse… »
Il est né normand. Le registre d’état civil est un premier marqueur biographique mais de Joseph Andras, pas grand chose de plus. On dégotte à peine ici un « Athée comme on respire, donc, mais athée sans aigreur… » ou là une idée de l’écrivain qui « parle à même la peau, allant et venant, quitte à boiter, entre les certitudes et les cancans, les cris du ventre et les verdicts, les larmes aux yeux et l’ombre des arbres ».
Tout est donc forcément dans ses livres et dans la honte du critique de ne le découvrir qu’aujourd’hui sur la soif d’un titre Kanaky qui le renvoie à d’anciennes « excursions » professionnelles. Ses livres sont en-quêtes qui peuvent aussi éclairer l’actualité d’un référendum d’outre-mer né des accords de Matignon. Il voyage beaucoup, a refusé le Goncourt du premier roman en 2016. Il est l’un des rares écrivains (Raoul Vaneigem en est un autre) à encore refuser le tam-tam audiovisuel. On lit qu’il répond par écrit et avec parcimonie à celui mieux maîtrisé de la presse écrite; que Françoise Nyssen, l’encore éditrice et pas encore ex-ministre, jurait qu’il existe bien et qu’il n’est pas un avatar de Romain Gary, qu’Actes Sud a refusé une première tentative de roman. Que l’éditeur diffuse une photo de biais d’un jeune homme au crâne rasé. Le reste du net renseigne sur une lecture de jeunesse de La question d’Henri Alleg et sur une fréquentation non avérée des fêtes de L’Huma. Comme la prémisse d’une sensibilité politique trop caricaturale et vite démentie par les méandres d’un questionnement, par une curiosité très documentée, par la liberté du romancier.
Gageons que celui-ci trouve en Fernand Iveton (30 ans), le communiste algérien, et Alphonse Dianou (28 ans), le militant kanak, deux repères indépendantistes pour une génération trentenaire bien pauvrement nourrie par l’immédiateté, le marché, la performance et plus certainement orpheline de grand récit. Il choisit dans notre histoire, coloniale au demeurant, deux jeunes hommes blessés par l’idéologie dominante. Ils voulaient penser contre un ordre, des assignations de classe, une pesanteur sociale qui allaient les dépasser et les étouffer. Andras les décrit comme non violents d’âme et de cœur et explore le point de bascule vers l’acte terroriste. Une bombe artisanale pour l’un. Une prise d’otages dans une gendarmerie de l’atoll d’Ouvéa pour l’autre. Ni une boîte à chaussures explosant dans une remise, ni une action d’agitprop indépendantiste en Nouvelle-Calédonie ne devaient faire de victimes. Elles furent l’aboutissement désespéré d’une résistance. Quand le verbe manque à convaincre ou à refaire le monde de ces années-là. 1956: Celles des « événements » d’avant la guerre d’Algérie; 1988: celles où le politique oublie la légitimité d’une revendication sur une terre et lance « terrorisme » « barbarie » et « sauvagerie », où la presse embraye: « massacre » ou « sauvagement assassinés à coups de machette ».
Quand le crime change de côté …
L’ouvrier sera guillotiné le 11 février 1957. Le militant de ces « terres où le moi a l’allure d’un gros mot », probablement achevé par une main militaire et revancharde le 5 mai 1988. Ces deux français tués par le cynisme ou la raison d’état, après la torture (« chaque morceau de chair blanche ont été passés à l’électricité »), après le passage à tabac (« un massage cardiaque à coups de rangers »), voulaient une indépendance plutôt qu’une France des exécutions sommaires qui peine encore à se dire, réserve faite des confessions d’un précédent président de la République. Les livres de Joseph Andras ont des allures de monument littéraire à deux morts pour la cause, laissés seuls, abandonnés dans les frimas du Parti Communiste Français et du FLNKS. Ils inspirent le respect. Et l’amour. Le hasard veut que la femme de l’un et la compagne de l’autre se soient prénommées Hélène.
« Elle n’aima pas en revanche, l’arrogance quotidienne qu’elle décelait, ou plutôt constatait tant rien n’était et n’est caché, des Européens à l’égard des musulmans (elle ne tarda pas à entrevoir l’inventivité verbale que les humains déploient pour décrire ceux qu’ils n’admettent pas en leur sein: crouilles, ratons, melons, bicots, bougnoules). Elle s’étonnait encore, des mois plus tard, que l’on ne laissât pas sa place, dans le trolleybus, aux musulmanes en charge d’un enfant. Pas plus qu’elle n’aima l’omnipotence des hommes, souvent arabes, et leur mainmise sur les lieux publics… »
Joseph Andras ne réhabilite pas deux hommes mais l’universel de la condition des résistants. Fernand Iveton fut torturé malgré les ordres de Paul Teitgen, le secrétaire général de la police d’Alger, décapité faute d’une grâce refusée à celui qui n’avait pas tué par un président et un ministre. Alphonse Dianou, chef de commando sortira blessé mais vivant de la grotte de Gossanah avant d’être liquidé dans la pesanteur d’un entre-deux tours d’élection présidentielle. Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de la défense parlera « d’actions contraires à l’honneur militaire ». Un Conseiller présidentiel écrira « boucherie » dans ses verbatim. Pendant ces semaines d’avril-mai 1988, est à la manœuvre la triplette cohabitationniste François Mitterrand-Jacques Chirac- Bernard Pons.
Ce résumé est pauvre et tendancieux quand ces deux livres-portrait (De nos frères blessés, Kanaky) explorent par le roman ou l’enquête et le récit de terrain un moment de l’Histoire peu glorieuse de la France.
Iveton est romancé dans ses convictions, sa soif d’indépendance algérienne, son amour, ses fraternités, ses tortures et ses cachots, son dernier jour. « À mesure qu’il avance, Fernand noue un à un les fils, les portions éparses. Coty, Mitterrand et les autres ont refusé sa grâce, sa tête va tomber. Il pense à Hélène. À Henri. Être droit, comme eux. Il hurle dans les couloirs: Tahia el Djazaïr! (Vive l’Algérie! ») Une première fois. Il a pleuré pour ne pas pleurer ou s’effondrer. Une seconde fois. Tahial El Djazaïr! Un garde lui dit de la boucler et soulève sa matraque à hauteur de taille. Des voix lui répondent, déjà, des voix qui ont déjà tout saisi… La prison gonfle le torse. Ses tempes bourdonnent. Tahia El Djazaïr! Tahai El Djazaïr!… Il n’est aucun cœur que l’État contraigne. »
Quand l’humain prend le pas …
Kahnyapa (prénom mélanésien qui signifie sucré) Dianou, dit Alphonse qui fut séminariste est lui retrouvé paradoxalement dans une non violence nourrie par la bible et Gandhi. Il reste admiré des siens. Joseph Andras fait le voyage. La Nouvelle-Calédonie, ses témoins, ses survivants, ses partisans de l’indépendance, l’état des lieux, des pensées et des souvenirs. Hélène, la compagne, un fils, des camarades, des témoins, des compagons de route: « C’était un catholique convaincu. Il souhaitait faire de sa foi un moteur de la lutte politique… C’était un chrétien de gauche, en somme, un catho de gauche. Il tournait autour d’une sorte de marxisme christianisé : il pensait qu’il fallait regarder la vie et le message du Christ pour les appliquer dans le champ social… Alphonse n’était pas violent. C’était un humaniste. Il voulait changer la société et croyait au dialogue. Que demandait Alphonse? D’être entendu! Tuer les otages, une fois dans la grotte? Alphonse était loin de ça! »
Et, au terme du parcours de l’écrivain qui alterne le testimonial et une main courante précise des faits, un acteur, un ultime témoin. Il reste incontournable dans ce portrait: Philippe Legorjus, l’ancien patron du GIGN et négociateur, en délicatesse avec l’armée, qui fut de l’entremise et de l’assaut final. « L’idée de l’injustice faisait montait en moi une révolte que je ressentais physiquement… Nous étions tous les deux pareils. Chacun sa mission. Pas la même mais ça a convergé quand l’humain a pris le pas. »
Joseph Andras réussit ce qu’avait élaboré Annie Ernaux dans Les années: la réinscription d’un vécu personnel dans l’histoire récente… Sinon, « Les palmiers paraissent prendre le monde à témoin: nul ne les vit jamais flancher. »
* Adaptée au théâtre dans une mise en scène au théâtre les déchargeurs par Fabrice Henry avec François Copin, Clémentine Haro, Vincent Pouderoux et Thomas Resendes.
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