L’autre côté du miroir: la bergère « des mots de minuit » et le collectif ovin #56
Ou comment leurrer un mouton en manque de congénères. Ou un zadiste.
La fable du sanglier et du bouc…
Parmi les légendes rurales, dont je soupçonne qu’elles sont issues de cerveaux citadins, les deux plus récurrentes sont: l’histoire du sanglier renversé de nuit par une voiture. Les deux jeunes conducteurs chargent opportunément l’animal mort, qui se réveille pendant le trajet et ravage l’habitacle. Celle-là est tellement populaire qu’elle figure même dans le premier recueil de nouvelles d’Anna Gavalda.
L’autre légende évoque un bouc qui s’introduit dans une maison. Visitant les étages (les chèvres adorent grimper), il se retrouve nez-à-nez avec un autre bouc aux cornes menaçantes… En réalité son reflet dans une armoire à glace. N’écoutant que son courage, il fonce alors tête baissée pour déboulonner cet insupportable concurrent, et casse l’armoire.
Cette dernière légende prend peut-être sa source dans une certaine réalité, ai-je compris hier soir…
Une chronique précédente relatait la résidence estivale de mes moutons dans des musées afin qu’ils entretiennent les espaces verts, mais j’en place aussi dans les jardins de mes proches. Ainsi hier, trois candidats rigoureusement sélectionnés sur des critères d’adaptabilité à cette famille ont été installés dans leur nouveau garde-manger à ciel ouvert. Passées les émotions du voyage, ils ont été débarqués dans cet herbage inconnu qui les a aussitôt séduits par la fraîcheur de son herbe, signifiant surtout que l’hiver et l’enfermement en bergerie s’achevaient, le printemps chlorophyllé étant vraiment là.
Narcissisme ovin …
Leur instinct de mouton est vite revenu (se gaver d’herbe « ras-la-goule ») quand les cloches de l’église ont retenti, sonnant bruyamment l’angélus. Pour les amnésiques du catéchisme, l’angélus sert à alerter toute la paysannerie alentour qu’elle peut arrêter son boulot aux champs et rentrer boire un coup de cidre. Ce tonitruant carillonnage a fait bondir en l’air les agneaux qui, comme toutes les proies qui se respectent, ont cherché à se cacher du danger. Où cela? Dans la bergerie en face d’eux bien sûr! La bergerie? Disons la maison dont les baies vitrées reflétaient leur propre silhouette, donnant l’impression que trois autres moutons les encourageaient à rentrer se mettre à l’abri. Tête première contre la vitre, ils ont désespérément essayé de passer à travers jusqu’à ce que la nuit tombe et que le reflet s’estompe.
Ils se sont endormis sur le seuil de la baie vitrée, la présence de congénères imaginaires les rassurant sur le fait qu’ils n’étaient pas seuls au monde.
Rester groupés…
Mais pourquoi les moutons sont-ils aussi stupidement tributaires de leurs semblables? Un minimum d’individualité et de libre arbitre, ça les tuerait?
La réponse est peut-être à articuler de manière inversée: serait-ce grâce à la force du groupe que les moutons ont survécu jusqu’à nos jours? Etant les ruminants les moins bien protégés de la chaîne alimentaire, c’est chez eux que l’instinct grégaire a pu constituer le levier de survie le plus évident. Si l’on considère que l’auroch et le bison ont une grande taille, que le chameau a peu de prédateur dans le désert, que la chèvre sait se percher à l’abri dans les arbres, que le lama et l’alpaga survivent en altitude glacée et que le dahu n’existe pas, il reste les antilopes (qui se font croquer quand elles ne courent pas assez vite). Et les moutons, qui peuvent charger l’ennemi quand ils forment un groupe compact, mais se font dévorer quand ils s’isolent du troupeau.
J’ai ma réponse: dans la nature, l’individualité et le libre arbitre conduisent progressivement le mouton à disparaître.
Le sens du collectif…
Fin de la chronique?
Non car ce constat engendre des questionnements… Le mouton a été le premier animal domestiqué grâce à son tempérament grégaire. Les humains, fatigués de courir après le gibier sauvage, ont remarqué que ce petit animal était facile à acculer dans un coin, tout le groupe suivait et se laissait attraper en tremblant de peur. Grâce à ce comportement, ces animaux étaient faciles à manier: on les entourait et on les poussait dans une prairie ou dans un enclos, et on avait de la nourriture sur pattes toute l’année, sans galoper des kilomètres.
Protégés par les humains, n’ayant plus besoin de se défendre contre les prédateurs sauvages, leur sens du groupe aurait pu s’étioler. Les chèvres ont su s’adapter à la cohabitation avec les éleveurs: elles ne se laissent pas mourir de désespoir quand elles sont seules et elles recherchent le contact humain pour le plaisir. Mais les moutons ont gardé ce sens de l’agglutination malgré des millénaires de domestication (devrais-je dire de dévotion de la part des éleveurs envers leur troupeau aimé?). Ce qui ne leur vaut aujourd’hui que des critiques dévalorisantes.
Ce fonctionnement collectif de partage et de kolkhoze était pourtant célébré dans les seventies période Larzac. La vie fusionnelle en groupe y était une utopie magnifiée. Notons d’ailleurs que Flower Power est une approche totalement mouton compatible. Aujourd’hui, la conscience collective n’inspire plus rien de noble ni de grand: elle est perçue comme la soumission aveugle d’un disciple raëlien ou d’un téléspectateur manipulable. Quant au projet de vie collectif brandi par les zadistes de Notre-Dame des Landes, l’imagerie peu ragoûtante qui me parvient ne concourt pas à rendre immédiatement attractif le fond de leur pensée. Les gars, un petit effort de présentation et de diction, et votre philosophie sera tout de suite plus digeste. Elle sonnera plus éclairée et empathique, moins caca dans les bois en parka militaire.
Mais revenons à nos moutons.
Cela dit, merci à eux de nous tendre ingénument le miroir de nos utopies oubliées. Peignons des fleurs sur nos seins et fonçons dans les baies vitrées à l’heure de l’angélus, une bouteille de cidre à la main.
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