🖋 Paul Gadenne (1907-1956): « Les Hauts-Quartiers » et le diable dans nos ventres
La temporalité de Paul Gadenne est faite pour les états nauséeux de l’immédiateté contemporaine. Un fleuve littéraire, puissant et intranquille de plusieurs centaines de pages au fil duquel un jeune écrivain, christ, poète et coupable essaye de survivre dans « Les Hauts Quartiers » à la bourgeoisie arrogante de ses startsups. Je plaisante mais ce n’est pas rien d’ensencer les « derniers de cordée »
Paul Gadenne, un romancier mort à 49 ans de tuberculose et inconnu du « grand public ». Un roman publié après la mort de son auteur dans lequel l’action n’est que remous de l’âme. J’ai gagné votre découragement. Pas si sûr, quand, dans le métro, régulièrement le livre remplace le smartphone; que les films, tous genres confondus, sont de plus en plus longs; que courir n’a plus rien de physique mais fait état d’esprit dans la société actuelle; que la richesse triomphe toujours plus vite:
« C’était un jovial échange de friandises, de dragées, comme à un baptême ou à un mariage. On sentait que cela leur était venu sans peine, c’était l’habitude, la tradition d’une vieille race, d’une bonne souche, la voix d’un bon sang… »
« Le diable dans le ventre… »
« Avoir le diable dans le ventre », désuète expression de grand-mère, l’humour en moins de la mienne, qui convient bien à l’œuvre de Paul Gadenne, écrivain majeur et oublié. Il n’a cessé d’explorer dans ses romans la part d’ombre qui fait le malheur des hommes ou la création artistique – c’est selon, ça sublime quand ça veut – (La rue profonde, L’Avenue en 1948/49); le tourment des croyants ou la culpabilité du commun, qui plus est au sortir d’une guerre (La plage de Scheveningen en 1952); la perte de soi ou la quête littéraire comme idéal du moi et quête de rédemption pour l’Autre (Les Hauts-Quartiers en 1973, posthume et publié plus de 15 ans après sa mort). Bref, Paul Gadenne a bien connu la solitude de l’homme et la difficulté existentielle. Né à Armentières, dans le Nord, en 1907, études à Paris, prof en Normandie jusqu’à ce que la tuberculose lui impose un chômage technique et une vie d’écriture. Finalement mort à moins de 50 piges, après une longue agonie. Des poumons. Pas du ventre. Ç’eut pu être de l’âme même si sa question était bien d’œuvrer à racheter une commune innocence perdue. Être christique ou littéraire fut, on l’imagine, son aporie… Bernanos en ses filiations incroyantes!
Didier Aubert, le héraut solitaire et démuni de ce livre est un jeune écrivain, atteint par une maladie autobiographique – la tuberculose, vous l’aurez compris. Dans son silence, peu dupe de la « prétention des écrivains », Il travaille infiniment une thèse sur la vie mystique (un Claude Louis-Combet avant l’heure). Il assume sa liberté dans le rachat et l’écrit. Nous sommes dans la périphérie résidentielle d’une ville de province du Sud-Ouest dont les habitants l’ignorent autant qu’ils le méprisent. Le fantasme de la reconstruction et du progès – nous sommes au sortir de la guerre – le sens du profit les animent. Le capital continue d’enfler et attend son libéralisme dans des villas cossues d’Irube et dans les feuilles de choux locales et bien-pensantes. Un tout petit bonhomme face au Leviathan:
« Souffrir – c’était tout ce qu’il pouvait faire. Il n’y a eu qu’un saint, d’ailleurs, et il était inimitable. Un grand signe apparut devant ses yeux et s’effaça, la figure sanglante d’un homme qu’on frappait, qui étendait les bras. Il y avait de quoi rire. Une voix lui disait: « Ça ne vaut rien, ce que tu sais faire. Souffrir? Si tu ne le fais pas pour quelque chose, pour quelqu’un, si tu n’y es pas autorisé… » Voilà donc ce qui lui manquait, ce qui lui avait toujours manqué : être autorisé. Il avait perdu son temps. Il ne serait même pas un saint négatif, il ne lui serait pas donné de boire la ciguë. Il pouvait écrire sur les saints, écrire une vie de saint, exposer les doctrines, parler des mystiques, montrer les degrés, les nuances, les valeurs… Comme un bon peintre. Non, encore n’était-ce pas sûr. Mais souffrir d’une manière valable, autorisée… Peut-être qu’il aurait fallu croire? »
Les saintes et les saints n’existent pas …
Plusieurs femmes sont pourtant à l’écoute de de poète « maudit », nu et renonçant. Il aimera Paula et Betty mais c’est la plus pauvre, Flopie, l’épousée, enceinte d’un autre, qui l’accompagne dans l’agonie et son impossible ataraxie.
» … il se voulait aussi bas que Flopie, plus bas que Flopie même, parce qu’il fallait bien aller la chercher où elle était et que, pour la soutenir et la soulever, il devait même se placer un peu plus bas qu’elle... »
Bon dieu! Les saintes et les saints n’existent pas et le monde ne sera pas sauvé mais, paradoxalement, Les Hauts-Quartiers est aussi un roman d’amour, celui de la singularité à partager, de la littérature et du prochain, à tout le moins celui qui reste à sauver quand il n’a pas la chance d’être l’élu; dans les religions actuelles, l’élu est celui que le politique sacralise en « premier de cordée »…
Didier Aubert tend à l’effacement, « en abomination de tous », sans le sou et sans sérénité. Magnifique résistant à basse tension, agnostique au demeurant (« une incrédulité de charbonnier »), « assassiné » par un environnement qui conjugue le non-dit et les faux amis, la bonne conscience du nanti et la soif de technique, la compromission à tous les étages et les univers à la Chabrol (tous ceux qu’il voit ou croise incarnent la suffisance tranquille des possédants gonflée par l’argent ou les certitudes). Il tiendra longtemps, sans discours, avec l’écrit, malgré sa croix ou les doutes de certaines de celles, aimantes, sanctifiées ou« creuset machinal du monde » pour certains,qu’il côtoie. Betty, par exemple:
« Tu es tout comme eux. Tu es tout tendu vers l’avoir, vers la possession. C’est même un peu ce qui fait ta souffrance. Et ta souffrance ne vaut rien, elle est sale. Il te reste beaucoup à faire, Didier. Tu te crois des mérites parce que tu es pauvre. »
Et c’est évidemment le « pauvre », un ouvrier que Didier, malgré ses poumons en fin de vie, aide qui le fera accéder à son hapax existentiel, à l’occurrence unique de la félicité.
« Celui que rien ne soutient, il ne lui reste plus qu’à se faire lui-même le soutien d’autrui. »
centaines de pages au fil duquel un jeune écrivain, christ, poète et coupable essaye de survivre dans « Les Hauts Quartiers » à la bourgeoisie arrogante de ses startsups. Je plaisante mais ce n’est pas rien d’ensencer les « derniers de cordée »
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