La bergère DMDM #44: Tendre gynécée …
Une bergerie, c’est un toit et du foin pour passer l’hiver. Mais c’est aussi le lieu enchanteur où bat le cœur du troupeau, entre douce chaleur et émotions fortes.
Un regroupement de bonnes femmes! Un boudoir capitonné, un dortoir pour célibattantes, un vestiaire où l’on se dévoile sans pudeur, une cantine d’entreprise pour femmes enceintes, une nursery bruyante, une place italienne un jour de marché, l’écrin d’une continuité entre mères et filles.
Pas de bélier, pas de rivalité. Rien que de la sororité!
Un troupeau est un matriarcat, peu importe le type d’animaux. Les mâles sont, au mieux, considérés comme des outils sexuels éphémères, parfois juste présents en dosettes congelées. Au pire broyés comme les poussins d’un jour. Quid d’un mouvement #balancetafermière pour faire entendre leur parole?
Contrairement à la loi de la jungle, le mâle reproducteur ne domine donc pas la pyramide tribale. Ce sont les reproductrices les plus âgées, les grands-mères de tout le monde, qui donnent le ton. Car la plaque tournante, c’est la gestion de la maternité. De décembre à avril, les éleveurs ont les yeux rivés sur les mamelles gonflées et les vulves écarlates car ce sont les seuls indices dont ils disposent, la brebis n’ayant pas coché sur son agenda le jour du speed-dating avec le bélier. La périphérie de son ventre constituerait-elle un indice? Pas forcément … Certaines expriment pendant des semaines le ras-le-bol de leur énorme panse de gestation. Elles nous regardent d’un air catastrophé, la tête et les pattes ridiculement petites comparées à l’énormité de leur ventre, sous-entendant qu’elles vont exploser le record de prolificité du troupeau. Et finissent par accoucher d’une crevette qui semble à peine viable. Elles feront preuve d’une infinie délicatesse pour l’aider à atteindre les mamelles, aux trayons trop gros pour le petit gosier. Et l’éleveur sera obnubilé par la géolocalisation de l’agneau miniature, faisant souvent se relever sa mère pour vérifier qu’il n’est pas aplati dessous.
A contrario, certaines brebis conservent leur sveltesse jusqu’au jour de l’enfantement, et l’éleveur découvre deux énormes poupons en se demandant où elle avait pu les cacher (et comment ils ont réussi à s’extirper de la matrice sans séquelles!)
Elles se connaissent toutes puisqu’elles sont apparentées … Cela explique-il le coup de main qu’elles se donnent? La mise bas est aussitôt suivie de la toilette de l’agneau par sa mère pour le sécher et le stimuler. Les commères du coin bien intentionnées (ou s’ennuyant visiblement) viennent jeter un œil, humer le nouveau-né, voire participer à la toilette à coups de langue. Un peu sans-gêne, mais cela passe pour une coutume amicale. Quand cela devient carrément intrusif ou qu’il y a tentative de rapt néonatal, c’est que quelque chose cloche. Cela arrive quand une brebis a des contractions mais que son agneau se présente mal. Elle creuse son nid dans la litière, se couche et se relève mainte fois, morfle tellement qu’elle pense avoir expulsé son lardon et le cherche, quitte à en piquer un tout fait qui passait par là.
Ce genre de quiproquo est fréquent et, quand plusieurs brebis participent au léchage du nouveau-né – qui lui-même accepte goulûment de boire à toute mamelle qu’on lui propose – impossible de comprendre qui a enfanté qui! Il est courant de surprendre deux brebis se disputant le même agneau, les yeux exorbités et les oreilles en arrière. Pour attribuer le bon candidat à sa mère biologique, il faut de l’écoute, de l’observation … et des négociations. D’abord séparer les deux harpies, puis tester la compatibilité avec chaque petit en se basant sur la ressemblance physique, le format du ventre vide et le degré de séchage du cordon ombilical. Quand la jeune accouchée a encore un lambeau de délivrance (c’est-à-dire le placenta et la poche de liquide amniotique) qui pendouille aux fesses, on peut l’essorer pour récupérer tout l’odorant coulis afin d’en badigeonner le dos de l’agneau. Cela lui permet de refaire fièrement la toilette du petit, certaine de son coup puisqu’elle reconnaît son odeur. Une valeur sûre, ce jus de placenta!
Il m’arrive néanmoins de me retrouver avec un agneau non-réclamé sur les bras, en général un petit jumeau oublié. Ce qui est incompréhensible car s’il a été toiletté et nourri, il a bien eu une mère aimante à un moment, cet enfant! Mais quand elles décident qu’elles n’en veulent pas, elles lui donnent des coups et sa survie est en jeu. Il devient alors candidat à l’adoption ou au biberon …
Si leur maternité semble parfois rude, c’est qu’elle constitue le premier test de compatibilité avec la vie collective. Chez le mouton, la force vient du groupe et non de l’individu. Un nourrisson trop maladroit met toute la troupe en danger, car c’est à lui qu’arriveront toute sorte de catastrophes qui attireront les prédateurs. Au nom de la survie de l’espèce, on ne s’encombre pas des boulets. Un crétin qui dort tout le temps? On oublie volontairement d’aller le réveiller. Un sourdingue qui ne reconnaît jamais la voix de sa mère? Elle finit par ne plus l’appeler. Un appétit délicat qui oublie de téter? On se tarit en douce. Un malchanceux qui s’est coincé la patte et qui boite? Plaf! Il sera retrouvé en carpette sous sa mère le lendemain.
Il y a aussi les prises de judo dans le fumier quand elle refuse de se faire téter: saleté de mère indigne, tu l’as fabriqué, tu l’as pondu, tu ne vas pas le laisser crever de faim, non! Ou la mélancolie post-partum et le deuil quand il meurt et qu’elle est triste de tout son être. Ce qu’elle exprime de manière tellement concrète qu’elle fend le cœur de l’éleveur!
Les relations mère-enfants ne sont heureusement pas toutes létales. Elles sont le plus souvent très tendres, alimentées par une attention de tous les instants de la génitrice pour sa septième merveille du monde, qui flagelle sur ses longues cannes comme Bambi.
La naissance du nourrisson est un moment qu’une éleveuse ressent forcément de manière émotionnelle. La brebis s’allonge sur le flanc, le cou dressé (ce qui la fait ressembler à un alpaga) pour tendre ses muscles. Quelques contractions suffisent à expulser le petit, mais s’il a une grosse tête, la mère redouble d’efforts pour lui faire passer le col. Quand elle ahane avec concentration, c’est signe qu’elle accepte une aide providentielle. L’empathie féminine incite à l’encourager tout haut. « Vas-y, pousse! » ou « Courage, un dernier effort! À trois, tu pousses et moi je tire! ». Une fois que la tête est passée, le corps du nouveau-né glisse tout seul, ressemblant à un chat noyé.
L’émotion de l’enfantement est irrésistible, c’est sans doute le moment de partage le plus intense. L’occasion d’une connexion avec chaque brebis individuellement, ce qui est rare dans la relation au troupeau. C’est aussi un corps à corps sensuel: la brebis a un métabolisme rond et chaud, ses mamelles sont douces, les fluides organiques tièdes et visqueux, son trouble émotionnel palpable.
Les agneaux vont roupiller pendant trois jours, blottis dans un coin chaud. Puis au fil de leur croissance, ils s’enhardissent, s’aventurent et prennent du coffre pour appeler très foooooooort leur maman. Ils font des bonds sur place en découvrant qu’ils ont des pattes, puis des cabrioles avec leurs congénères qui ont aussi des pattes! Après quelques jours d’un comportement protecteur qui les aura épuisées, les jeunes mères vont se reconnecter elles-aussi avec leur amies, sœurs, et mères, qui traversent justement le même stade de maternité, au jour près!
Comment une telle synchronisation est-elle possible? Les brebis ayant des affinités restent toujours ensemble et se font saillir en même temps. Elles mettront bas côte à côte et leurs agnelles, élevées ensemble, nourriront également une amitié, qui augmentera les chances qu’elles se fassent saillir en même temps devenues grandes, etc … Ce sont ces fils relationnels invisibles qui tissent la cohésion du troupeau.
L’hiver se déroule dans cette ambiance de jardin d’enfant, dans lequel il est courant de voir un tout petit materné se faire renverser par un « voleur de mamelle » en quête d’une mère qui fera aimablement semblant de ne pas remarquer qu’elle se fait téter par un gavroche effronté…
Ou par un « superhéros » avec une cape nouée – en fait un orphelin en cours d’adoption déguisé avec la peau d’un agneau mort afin que sa nouvelle maman l’accepte, persuadée de voir son chérubin ressuscité! Ne pas oublier d’enlever la cape au bout de quelques jours, elle finit par ressembler à un vieux parchemin de couenne grillée …
Tous ces échanges nourrissent une relation bien plus riche et drôle que la grégarité de cet animal ne le laisse penser. Bref, y’a de la joie!
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