La bergère DMDM #37: Les petites incertitudes du quotidien
Agir c’est bien, réfléchir c’est mieux. Oui, non, peut-être, bien au contraire… ? Chaque jour, de minuscules décisions agricoles sont à prendre. Avoir quelqu’un avec qui les partager serait-il salutaire pour ne pas sombrer dans la dinguerie?
Cette approche induit une certaine philosophie: accepter de n’être décisionnaire de (presque) rien, se réconcilier avec le flou. A bas les prévisions millimétrées, les engagements pointilleux, les attentes de résultat sur facture. L’élevage consiste en un jonglage permanent avec des paramètres aussi incertains que la météo marine, les mystères mécaniques, l’humeur des voisins, la bonne digestion des animaux, et bien sûr notre vaillance et notre clarté d’esprit – qu’il est parfois difficile de maintenir à flot.
Dans ma tête, les préoccupations prosaïques télescopent les contre-arguments recevables. Les hiérarchiser par ordre de priorité fait partie de ma gymnastique mentale. Tous les éleveurs ne sont heureusement pas aussi éparpillés que moi, mais il faut bien avouer que dans une petite exploitation compliquée comme la mienne, les contraintes logistiques cumulées aux imprévus financiers peuvent vite atteindre des proportions handicapantes.
Le texte qui suit ne présente pas d’intérêt fondamental pour l’agriculture, mais il m’a permis de prendre conscience que mes cellules grises s’agitent beaucoup et inutilement – et que bosser en équipe prémunit sans doute de la folie!
Voilà le genre de monologue qui tourne dans ma tête:
A l’ordre du jour: grande marée en fin de semaine! Aïe, la végétation s’est tellement amenuisée sur mes parcelles de repli qu’il faut l’optimiser en y laissant les brebis le moins longtemps possible. J’ai bien cinq jours d’autonomie d’herbe, en admettant qu’il pleuve le sixième jour pour dessaler les prés-salés et ressortir le troupeau. Il faut que je vérifie la météo dans six jours. Zut, j’oubliais que la connexion était coupée, je vais appeler l’opérateur internet. Mais n’était-ce pas à lui de me rappeler? Il a peut-être essayé, mais mon portable n’a pas séché depuis sa noyade d’hier, il ne se rallume toujours pas. Je ne peux pas rester injoignable plusieurs jours de suite. Si j’allais en racheter un autre ? Mais ai-je assez de carburant pour aller à Saint-Lô et revenir? Je suis déjà sur la réserve, parcourir 50 km est trop risqué. J’aurais voulu attendre demain pour refaire un plein, mon chèque n’aurait été débité que la semaine prochaine, ce qui m’aurait laissé le temps de remettre des sous sur mon compte pour apaiser ma banquière, j’ai un gros prélèvement à faire passer au forceps… Avec de la chance je pourrais recevoir le paiement providentiel de mon boucher, que je déposerais ce week-end à la banque– à moins qu’elle ne soit fermée (et si je prenais une banque dans un village plus grand pour qu’elle soit ouverte plus souvent, ce ne serait pas du luxe? Mais ça ferait plus de kilomètres…). Bref. Et si je faisais une vente miraculeuse au petit marché de Noël d’après-demain, j’aurais des vrais sous, ce qui permettrait de remettre du carburant et d’acheter un nouveau téléphone, au cas où l’opérateur internet essaierait de m’appeler pour me dire quand la connexion sera rétablie… Mais je ne sais toujours pas s’il pleut la semaine prochaine et si je dois garder les brebis cinq jours ou plus? Je peux envisager de les ramener à la bergerie et leur donner du foin. Ah mais non, car j’ai prêté le tracteur en échange de services rendus, donc je ne peux pas déplacer une grosse balle de foin. Allez, pour une seule balle, je peux peut-être la faire tomber du tas et la rouler à la main? N’empêche, faudrait que je le relance pour savoir quand il me ramène mon tracteur. Oui mais s’il me trouve pénible et qu’il ne veut plus me rendre de service, je serais dans la panade dans l’avenir. Bon, je me débrouille avec de l’huile de coude pour rouler le foin, faut pas agacer les rares gars du coin qui sont sympas avec moi. Mais il faut qu’il repleuve vite après, car le foin donne soif aux brebis et je n’ai pas l’eau courante à la bergerie (stupidité de règlement absurde qui m’interdit de me raccorder aux réseaux cause loi littorale, c’est vraiment des inventions de bureaucrates qui n’ont jamais eu à charrier des milliers de litres d’eau dans des bidons) (ça leur ferait du bien d’aller faire un stage en Afrique subsaharienne, à ces planqués coupés des réalités) (Stéphanie laisse tomber, ne t’invente pas de nouveaux combats là tout de suite!). En effet, restons concentrée. Je pourrais nourrir les brebis dans la bergerie la nuit, et les amener boire dans le champ la journée, c’est jouable. Excepté si la route est submergée par la mer et le champ inaccessible le matin. Dis donc ça me revient, je suis censée accompagner l’école à la piscine ce matin-là! Où ai-je mis le livret des horaires des marées pour vérifier si je peux déplacer le troupeau avant la piscine? (et surtout, penser à s’épiler les papattes la veille, je vais me mettre un post-it de rappel…) (Steph, reste focalisées sur la journée d’aujourd’hui!) Je crois que le livret des marées est resté dans le tracteur que j’ai prêté. Mais je ne peux pas appeler le gars puisque je n’ai plus de téléphone. Ni vérifier les marées sur internet. Le cybercafé ouvert le plus proche est à 12 km… et j’ai dit que je rationnais mon carburant. A qui pourrais-je demander cinq minutes de connexion internet pour regarder la météo de la semaine prochaine et les horaires des marées? (Quelqu’un chez qui je pourrais me rendre à vélo, ce serait idéal… mais on est trop paumés: les voisins proches n’ont pas internet, ou sont morts –la mortalité à la campagne est effrayante quand même, c’est sinistre) Bon, au final, je ne sais toujours pas comment m’organiser pour les brebis : la marée commence demain mais je n’aurai pas le temps de les rentrer, parce que la comptable vient. Ou alors je les rentre maintenant? Mais cela fait une journée de plus à les nourrir. Et comme il a beaucoup plu, le champ de trèfle va être détrempé, elles vont toutes se taper des problèmes digestifs, la transition herbagère est trop brutale à cette saison. Il aurait fallu que j’isole les plus fragiles gastriquement, peut-être même que je les mette au foin en bergerie dès maintenant? En leur apportant de l’eau dans des bidons tous les jours? Ce sera galère mais mieux pour elles… Adjugé, je vais faire ainsi! Mais pour avoir le temps de rentrer le troupeau, le trier et le ressortir avant que la nuit ne tombe, il faut que je parte tout de suite. Au diable la connexion internet et la météo… Oh non, il repleut. Où est mon ciré? Je vais ressortir de l’opération totalement crade, ça va pas le faire pour aller chercher l’enfant à l’école – je prends des vêtements civilisés, je me changerai dans la voiture devant l’école. Gala, où es-tu? Galaaa au pied Ô catastrophe, ne suis-je pas censée amener l’enfant à son cours de handball dans une heure? Avec un autre gamin? Où est son sac de sport? Miséricorde, il pue! Je n’aurai jamais le temps de tout faire. Et si j’annulais la comptable demain? Mais on n’était pas dans la fin de délai de rendu de dossier décisif? Et si je lui donne l’autorisation d’imiter ma signature, elle pourra peut-être se débrouiller toute seule? Oui ça va être plus simple… si j’arrive à la joindre! Mais où trouver son numéro puisque mon téléphone ne se rallume pas? Les bottins existent encore? Dans un troquet peut-être? Y’aura peut-être un pilier de bar serviable qui me prêtera son portable? Gala, fausse alerte, tu peux te recoucher dans ta niche, on ne rentrera le troupeau que demain. Du coup je remets des fringues propres pour ne pas que ce brave enfant pâtisse d’être catalogué fils de bouseux. Et je vais apporter plein de goûters à l’autre gamin pour acheter son silence sur la puanteur de ma voiture. Tiens le vent se lève, y’avait une tempête annoncée la nuit dernière? Je n’ai pas suivi puisque je n’ai plus de télé… Les arbres ont quand même l’air de bouger pas mal. Un gros coup de vent d’Ouest? Mais alors la marée va monter plus vite que prévu et mes brebis risquent de se retrouver entourées d’eau, ça craint! Le voisin, en extase, va me dénoncer à la DSV (direction services vétérinaires) pour maltraitance animale. Ou le voisin prévenir le maire pour qu’il appelle les pompiers qui me reprocheront de s’être déplacés pour rien, bref la grave boulette qui sera très longue à rattraper. Est-il plus grave de décevoir l’enfant que d’être dénoncée parce qu’un mouton pourrait peut-être risquer d’avoir les pieds mouillés? Galaaa, on file aux brebis, saute en voiture!
Et c’est ainsi que j’arrive souvent en retard à l’école, hirsute et pleine de boue, que l’enfant a loupé le sport, que j’ai mangé tous les goûters et que dans ma tête ce n’est pas plus clair.
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