Une bergère, épisode #30: la fin d’un troupeau (côté pile)
Quand un réseau invisible se tisse autour de la passion des moutons, reliant des personnalités aussi diverses qu’inattendues…
Ma ferme est soumise à tant de règlementations et quotas que je ne peux pas conserver toutes les brebis. Mais les vendre à qui? Le plus efficace est le « marchand de bêtes »: il vient avec une grosse remorque et embarque tout le monde, les jeunes comme les vieilles, les girondes comme les anorexiques. Il ne fait pas dans la dentelle façon « J’aime bien la tête de celle-ci » ou « Celle-là n’a pas de beaux gigots ». Il évalue chacune par rapport au volume de viande qu’elle représente, charge tout le monde et démarre.
C’est rudement efficace. Peut-être pas sans état d’âme, mais on a un chèque à la main et plus aucune bouche à nourrir. D’autant que mon marchand est humainement agréable, un petit rondouillard bon vivant, tout en muscle, qui connaît tous les éleveurs du département et respecte leurs décisions avec douceur. Quand on le fait venir lui, on n’a pas l’impression de trahir le métier.
Mais tout de même.
Envoyer à l’abattoir des brebis que j’ai fait naître, élevées, sélectionnées, nourries, soignées depuis 6 ans… Serrement de gorge. Quel est le sens de mon métier? On n’est pas que des « engraisseurs » qui produisent de la viande, il y a une dimension plus vaste d’attachement à nos animaux. L’éleveur fait partie de ce collectif, on participe à l’âme du cheptel, à son esprit de groupe. D’autant que par nos critères de sélection au fil des générations, les animaux finissent pas nous ressembler, comme les visages de nos petits-cousins sur lesquels on reconnait bien un certain air de famille. Dans les concours ou classification d’animaux, les éleveurs affirment : « ça c’est un mufle de Jean-Pierre « ou « c’est bien une Yves, y’a pas de doute ». Je me demande d’ailleurs quel est le dénominateur commun des miennes? « Houppette de laine, tête claire… c’est une Stéphanie, pour sûr, c’est signé ».
Concernant le troupeau à dissoudre, si ce n’est pas le marchand de bête, l’autre option consiste à disséminer les animaux dans des élevages pour qu’elles continuent leur carrière de reproductrice. Dans une sorte de continuité du travail qu’on a entamé, elles et moi. Elles ont un atout puissant: ce sont des guerrières! Façonnées pour survivre en milieu rude, rien ne les effraie. Neige, embruns, ronces, chiendent, sables mouvants, sel, milieu hostile… elles ont subi 6 ans de stage commando. N’importe quelle prairie constituera un avenir trois étoiles dans lequel elles exprimeront tout leur potentiel.
Mais les éleveurs sont beaucoup plus difficiles que le marchand de bête: ils achètent moins d’animaux, reviennent les voir plusieurs fois, les comparent inlassablement, auscultent dents, mamelles et pieds, veulent choisir la couleur de la tête et la forme des oreilles, demandent le CV de chacune, pinaillent sur son poids pour faire baisser le prix… Vendre des reproductrices est un exercice très long, très humain, avec une négociation d’ordre émotionnel. Cette corvée ne me motive que moyennement en terme de temps de travail: je vais devoir y consacrer toute une semaine, au détriment de mes autres tâches. Mais je choisis cette option et publie une annonce sur Le Bon Coin.
Parallèlement, je réfléchis au sort des agneaux. Il y en a une trentaine de tout petit format. Leur croissance a été brutalement freinée à cause du manque d’herbe et de lait, et s’est arrêtée. Ils ont une bonne bouille mais n’auront jamais de place en boucherie, trop riquiqui. Le manque à gagner pour mon exploitation est énorme: leur vente bouchère aurait dû représenter le quart de mes ventes annuelles. Mais vu leur courbe de poids désolante, le seul avenir réaliste pour eux, c’est vivre dans un jardin familial... Plutôt qu’en attendre un revenu dérisoire, les offrir me semble plus cohérent avec ma démarche de réintégrer des moutons dans les paysages. Les réseaux sociaux me permettent de faire circuler l’information assez vite.
En quelques jours, la mission tant redoutée de dissoudre le troupeau se transforme pourtant en expérience enthousiasmante.
Le premier à venir chercher des brebis est Eric, un néorural comme moi, presque cinquante ans, qui construit avec son épouse Lucile un projet de vie autour de la sauvegarde du Mouton Avranchin, du cidre bio et des chambres d’hôtes. On remplit à bloc sa moutonnière de petits et grands animaux! Autre candidat à la reconversion, Fabien adopte un agneau pour son projet en permaculture.
Puis, Karine, restauratrice ambulante rencontrée alors qu’elle rôtissait ma viande dans une foire, a un coup de foudre pour des jumeaux, qu’elle missionne d’entretenir son jardin. Tout comme Adeline, venue adopter un mâle et une femelle, avant de m’envoyer la photo de la manière dont ils savourent leur nouvelle vie dans un accueillant herbage… Thibault, jeune agriculteur en cours d’installation, mise sur une dizaine pour renforcer le démarrage de son troupeau près de Saint-Lo. Kevin monte son élevage parallèlement à son CDI dans une ferme de foie gras: il en a marre des canards. Avec sa résidence d’artiste, Géraldine se dit qu’il manque justement des moutons en liberté dans son inspirante arche de Noé. Apolline, venue en stage il y a deux ans, avait gardé au fond du cœur l’envie d’adopter une avranchine pour tenir compagnie à sa jument. Marion, femme d’éleveur laitier en Mayenne, réserve la sienne sur photo. Ainsi que Camille, rencontrée dans un train de nuit pour Rome il y a 7 ans, qui parcourt 250 kilomètres pour adopter un duo. Quant à Sainte-Vanessa, elle propose d’accueillir sur ses nouvelles terres familiales tous ceux qui n’auront pas trouvé de famille d’adoption, surtout s’ils ont une tare et que personne n’en veut !
Enfin Marc, agriculteur retraité, retombé dans la passion du mouton ! Venu acheter 4 brebis, il est reparti avec 12 animaux pour sa ferme dans l’Orne. Sa femme a stoppé son élan, car il aurait bien embarqué toutes les maigres, qu’il se fait un défi de remettre sur pied (et dont je pense qu’il va réussir, si j’en crois son regard avisé sur les animaux et les soins qu’il leur concocte).
Je n’ai pas retenu le nom des autres personnes, uniquement la place du mouton dans leur vie. Rentrée chez moi, harassée d’avoir chargé des animaux mouillés pendant quatre jours, un petit monsieur moustachu avec une coiffe élégante m’attendait avec le questionnement: « il se dit que vous donnez des moutons, est-ce bien vrai? » C’est incongru et tellement drôle. Hop, quatre agneaux dans sa camionnette, sur une couverture à carreaux!
Mieux que tous les mots, cette diaspora ovine raconte le lien particulier entre les Normands et l’élevage, qu’il soit professionnel ou de loisir. Je suis émerveillée par cette exaltation du mouton qui, au-delà de son rôle de lien social, s’affirme en manifeste d’art-de-vivre !
Ce qui adoucit ma peine de mettre fin au troupeau.
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