Une bergère, épisode #31: La fin d’un troupeau (la réalité bien en face)

C’est une histoire de France de très chers oiseaux sauvages et de troupeaux sacrifiés qui échouent dans leur mission pour les attirer. Et c’est l’histoire d’une administration qui a décidé de gérer la nature depuis sa salle de réunion en partant d’une vue du ciel de « Google Earth ».
Pendant mes 6 ans de participation à ce projet d’écopâturage, j’ai fait le constat d’incompétences avérées, suivies des dysfonctionnements destinés à les masquer, le tout facturable presque à l’infini aux contribuables. Ayant retiré mes moutons, je n’ai plus rien à gagner ni à perdre, et me sens libre de décrire ces dérives qui me heurtent. D’abord du point de vue très personnel de l’élevage et des relations humaines basées sur la soumission au lieu de l’être sur le partenariat. Et d’autre part parce que cette gestion contre-productive pose une question intéressante: dans quelle mesure le Domaine Public, en tant que patrimoine naturel et collectif, nécessite-t-il une gestion éthique, et un contrôle de l’utilisation de d’argent public?

Le principe: une précieuse zone de prés-salés, propriété de l’État, a été allouée à une fédération influente, dans l’optique d’en faire une réserve ornithologique qui sera également un site touristique ouvert au public. Avec des objectifs de gestion naturelle particulièrement ambitieux. Bref, une vitrine de choix pour se positionner comme acteur écologique auprès du grand public et dorer son image. On peut parler d’une démarche de « greenwashing ».
Sauf que ce n’est pas le cœur d’activité de cette fédération et qu’elle a minimisé les compétences requises pour ce projet. Un employé se rêvait en gestionnaire de site naturel, histoire de sortir de son bureau. Il a réussi à convaincre sa hiérarchie de lui confier les rênes de 180 hectares de végétation fragile, à transformer en paradis pour canards, avec carte blanche (ou plutôt carte bleue) sur le budget. L’écopâturage étant la tendance du moment pour entretenir la végétation, il a d’abord souhaité élever lui-même des vaches. Pourquoi s’autocensurer? Après tout, l’élevage, ce n’est rien d’autre que mettre des animaux dans l’herbe et les laisser se débrouiller. Mais comme l’expérience a loupé et s’est soldée par l’abattage – sur ordre préfectoral – des animaux redevenus sauvages, il a été dit que ce trivial boulot gagnerait à être délégué à un éleveur… et il n’a été trouvé que moi comme candidate intéressée. J’avais besoin de développer mon élevage, trop petit pour être viable, et cette zone de prés-salés était la dernière libre. Des moutons plutôt que des vaches? Pas grave, ça rumine pareil et ça permet de sauver la face d’avoir fait installer des clôtures à plusieurs dizaines de milliers d’euros sans avoir d’animaux à mettre dedans.
Car dans ces bureaux-là, on a le personnel adéquat pour remplir des demandes de subventions. Une nouvelle subvention est disponible? On pourrait inventer un projet pour la capter! Sur la question des sites naturels, le potentiel de fonds publics est presque illimité. Pourquoi s’en priver? Il se dit même que ces subventions européennes et régionales étant planifiées, ne pas les utiliser revient à les perdre. Ce qui permet à des employés n’ayant jamais vu un ruminant de s’improviser experts en écopâturage et dessiner sur leur écran, d’un trait de souris enthousiaste, des enclos, des lacs à creuser, des digues à façonner.
Quand j’ai visité le site, doté de clôtures à vaches sans qu’un seul bovin n’ait manifestement la possibilité de survivre dans cet endroit inadapté, j’ai demandé pourquoi les fils électriques passaient DANS l’eau des ruisseaux. On m’a répondu que le contour de l’enclos avait été défini par des points GPS sur un écran d’ordinateur et qu’on ne pouvait en aucun cas le modifier, rivière ou pas. Cet étonnant concept de clôture électrique aquatique aurait peut-être dû éveiller mes soupçons!
Dès le premier jour, mes brebis, plus petites que des vaches, sont évidemment passées sous les fils pour pâturer ailleurs. J’avais beau leur citer le nom des plantes qu’elles devaient brouter en priorité, elles n’écoutaient rien et faisaient quotidiennement l’école buissonnière. Quand j’ai expliqué au gestionnaire que le pâturage dirigé ne pouvait pas fonctionner par la force de la pensée, il m’a juste répondu qu’il fallait tenir 5 ans sans moufter. Idem quand la première grande marée a recouvert des zones imprévues: il m’a été répondu que c’était faux, la mer ne pouvait pas recouvrir ces zones car le plan de gestion ne le stipulait pas.
La mer, le troupeau et moi avons dû admettre que le « plan de gestion » devenait notre nouvelle réalité. Comme je venais d’acquérir 66 nouvelles brebis pour ce projet, sans disposer d’autres prairies où les mettre, obéir était l’alternative. Et sans pleurnicherie, merci, sinon tu prends tes bestioles sous le bras et tu t’en vas!

Le gestionnaire faisait la sourde oreille à tous mes retours de terrain, se contentant de me menacer de rompre la convention. J’ai commencé à entrevoir que pour masquer ses mauvais choix techniques, il allait utiliser le registre de l’intimidation et mettre sur mon dos l’échec de leur réserve, qui n’attirait pas spécialement les volatiles. Mon chien de troupeau est devenu bouc émissaire, désigné comme responsable de l’absence de canards. Quand j’ai fait remarquer que des promeneurs lâchaient chaque jour leurs chiens pour s’ébrouer, on m’a expliqué que le Domaine Public Maritime était libre et qu’on ne pouvait interdire l’accès à aucun chien. Il n’y a que le mien que les oiseaux avaient dans le collimateur, donc?
Puis on m’a demandé de ne plus aller surveiller le troupeau, car c’était maintenant moi la brebis galeuse accusée d’effrayer les oiseaux. J’ai cité d’autres dérangements humains: les cueilleurs de salicorne, touristes et ramasseurs de bois flotté, mais me suis heurtée à un déni clair: « Des cueilleurs de salicorne ? Jamais vu ».
Diminuer la surveillance a augmenté la mortalité par enlisement car la dangerosité du milieu nécessite une surveillance particulière. La mort d’une brebis est non seulement la disparition de mon outil de travail, mais aussi un échec personnel difficile pour le moral. Et pire, cela donnait au gestionnaire l’alibi de m’accuser d’être une mauvaise éleveuse (oui c’est logique, puisqu’elle laisse mourir ses animaux et qu’en plus ce n’est pas une vraie agricultrice depuis 8 générations).

Les brebis se sont échappées pendant 4 ans. Les voisins m’ont souvent vu traverser leurs jardins au pas de course, jaillissant d’une haie en vociférant. Surtout le dimanche, les jours fériés et les lendemains de fête (les moutons sont taquins). Quand ils ont commencé à dormir sur le bitume au milieu des voitures qui roulent à 90 km/h, et que la radio Tendance Ouest a diffusé quotidiennement des « point circulation » alertant gendarmes et pompiers, j’ai décidé qu’il fallait demander de l’aide plus haut, et j’ai contacté la sous-préfète. Elle s’est surtout contentée de me menacer indirectement de fermer mon exploitation si mes brebis provoquaient un accident, dans le cadre d’une réunion où l’humiliation avait tout de l’excès de zèle. Où surtout, personne ne semblait être un fidèle auditeur de Tendance Ouest.

Les gestionnaires m’ont quand même punie d’avoir cafté à la sous-pref’: ils m’ont obligée à diminuer le troupeau sous prétexte de « surpâturage » malgré les relevés botaniques faisant au contraire apparaître un enfrichement lié au trop faible nombre de moutons. Il faut savoir que les palmipèdes et limicoles sont attirés par les grandes étendues rases et planes, et non par les jungles impénétrables comme celle que tentait d’entretenir mon troupeau, composées de chiendent, chardons, ronciers et arbres. Il aurait fallu broyer la végétation et augmenter le nombre de bouches et de panses pour entretenir cette immense surface. Ou éventuellement fournir des tronçonneuses et débroussailleuses aux béliers les plus déterminés.

Mais, n’étant pas à une contradiction près, les gestionnaires m’ont demandé de retirer définitivement près de la moitié des brebis. Je n’avais pas assez de prairies ailleurs pour subvenir à leurs besoins donc je les ai vendues à l’abattoir, la mort dans l’âme. Un an après, les gestionnaires m’ont récompensée d’avoir été si docile en m’octroyant l’autorisation de les remettre. Mais je ne les avais plus.
La fédération a néanmoins compris la nécessité de sécuriser le site, et grâce à de nouvelles subventions, des clôtures mobiles ont été financées. L’objectif: faire du pâturage tournant pour que les brebis entretiennent différentes zones au fil de l’année. La réalité: des brebis enfermées des mois dans un petit enclos sans herbe et sans eau. Avec interdiction de leur amener à manger. Autour de l’enclos, de l’herbe à profusion. Mais interdiction de la brouter car ce n’était pas prévu dans le plan de gestion à ces dates-là. Quant à l’eau, on m’a répondu que des abreuvoirs avaient reçu un « accord de financement » mais que je ne pouvais pas tout avoir en même temps!
Les brebis se sont taries, amaigries, affaiblies… Certaines sont mortes de faim et de soif enfermées dans un enclos stérile, entourées de 180 hectares d’herbe et de cinq rivières. J’ai sorti de ce mouroir les cas les plus graves pour les remettre sur pattes dans des lieux plus accueillants. Mais les coûts d’aliments et frais vétérinaires ont torpillé l’équilibre économique de ce troupeau, dont aucun agneau n’était possiblement vendable puisque leur croissance s’était arrêtée. Parallèlement, il m’a été demandé de broyer ou faucher les étendues d’herbes non pâturées, pour « nettoyer ».
Cet automne, j’ai constaté que les brebis n’étaient pas aptes à mener une gestation sans danger pour leur vie. Exfiltrer des moribondes a achevé mes espoirs de mener à bien cet élevage. Quand le gestionnaire m’a prévenue qu’il aurait encore moins de temps à y consacrer, j’ai cru percevoir qu’il ne s’intéressait toujours pas au principe de réalité du vivant et du sauvage, des grandes marées, du cycle des saisons et de mes retours de terrain.
En dix jours, j’ai donc disséminé mon troupeau chez 18 éleveurs différents.
Puis je suis allée admirer les oiseaux sauvages que l’on trouve à profusion sur notre littoral… partout ailleurs que dans cette réserve, le roncier le plus subventionné de France! En me demandant par quelle absurdité le Domaine Public avait pu se retrouver privatisé par une fédération décriée qui en utilise opportunément l’image, mais n’investit rien excepté de l’argent public qu’elle dilapide par incompétence pour des résultats contre-productifs, sans aucun contrôle?
Friche pour friche, la gestion de cet espace précieux ne devrait-elle pas être déléguée à l’une des nombreuses associations locales, spécialisées en environnement ou en ornithologie, et dotées des compétences techniques, des ressources humaines et de l’éthique cohérente avec ce type de projet?

Message aux petits oiseaux assez courageux pour s’aventurer ici: on vous a laissé du matos pour fabriquer vos nids (de l’utilité insoupçonnée des ronciers? CQFD)
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