« Die Kabale », Frank Castorf met à nu les rapports entre l’artiste et le pouvoir
En se plaçant sous l’égide de Molière et Mikhaïl Boulgakov, le metteur en scène déploie une redoutable machinerie théâtrale menée avec fougue par des comédiens allemands et français. Dans cette création d’autant plus éblouissante qu’elle est aussi une de ses plus personnelles, il témoigne d’une verve intacte.
Evidemment le fait que cette création du metteur en scène, longtemps décrit comme « l’enfant terrible » du théâtre allemand, coïncide avec son départ de la Volksbühne, institution berlinoise qu’il dirigeait depuis 1992, n’est pas innocent. Une page se tourne pour celui qui avant la chute du mur de Berlin bravait la censure de la République Démocratique Allemande en montant des textes d’Heiner Müller, Antonin Artaud ou Bertolt Brecht.
Il y a chez Castorf un sens aigu des proportions – ce qui veut dire aussi bien des disproportions – qui se manifeste d’emblée par la façon dont il gère l’espace en installant son spectacle au sein d’une gigantesque aire de jeu au milieu de laquelle sont posés, un peu comme des ilots – susceptibles cependant de se déplacer –, des éléments de scénographie. Avec en particulier une roulotte figurant un théâtre itinérant à l’ancienne doté de son propre décor – en l’occurrence un bar où l’on commande à tout bout de champ des cuba libre. Mais aussi une chambre royale protégée par des rideaux estampillés Louis Vuitton et surmontée d’une énorme enseigne tournante en forme de louis d’or dont le verso est une publicité pour Versace – façon de rappeler que le prince aujourd’hui est souvent un support publicitaire.
Ce qui est extraordinaire chez Castorf c’est la façon dont le jeu sur les proportions – un peu comme on doserait un cocktail – opère à des niveaux divers. Ainsi le geste est souvent brusque, voire brutal, qui nous fait glisser sans transition de l’accouchement de Madeleine Béjart au coup de fil donné au théâtre d’Art de Moscou pour parler aux metteurs en scène et théoriciens du théâtre Constantin Stanislavski ou Nemirovitch Dantchenko, contemporains de Boulgakov. Mais ils sont morts, fait-on savoir à l’interlocuteur.
Un peu comme si les informations se bousculaient dans un cerveau en surchauffe, on se trouve immergé dans un univers entropique, en mode cut-up ou télescopages intempestifs, accentué par les décrochages qui nous font passer de scènes filmées en direct caméra à l’épaule au jeu à vue, ou encore de l’allemand au français. Le plus étonnant est qu’au lieu de nous perdre, ce foisonnement capte au contraire l’attention.
Cela tient pour une bonne part à la présence d’acteurs aguerris dont on sent à quel point ils sont à leur aise dans ce maelström d’autant plus vivace qu’il est construit à partir d’improvisations. Ils ne se contentent pas d’interpréter leurs personnages, ils ont, au meilleur sens du mot, une qualité d’entertainer. Et ce pas simplement par leur capacité à faire monter la pression pour que la mayonnaise prenne, mais aussi par une certaine façon d’exister sur plusieurs plans en jouant finement la carte du théâtre dans le théâtre. Ce sont des comédiens qui jouent des comédiens.
Que ce soit Jeanne Balibar dans la peau de Madeleine Béjart, maîtresse de Molière, ou Hanna Hisldorf dans celle d’Armande Béjart, sa fille, mais aussi l’épouse de Molière – on a parlé d’inceste… Ou encore Alexander Scheer dans le rôle de Molière – mais il pourrait aussi bien être un double de Rainer Werner Fassbinder, dont le script du film, Prenez garde à la sainte putain, est partiellement intégré dans le spectacle, entre autres emprunts. Le visage ensanglanté, il campe la figure cabossée de l’artiste soumis au bon vouloir du souverain. Et surtout en panne d’inspiration quand le roi lui commande une nouvelle pièce à fournir dans des délais impossibles.
Face à lui, Georg Friedrich, le visage maquillé de blanc, noyé dans la fumée de sa cigarette électronique, sa chemise de satin rouge négligemment déboutonnée, est un Louis XIV tout droit sorti d’un film de Jack Smith. Castorf s’amuse comme un fou. Il multiplie les références, les croisements, les dissonances, les carambolages esthétiques. Et ça marche toujours. Jean-Damien Barbin lui emboîte le pas, qui se démène comme un diable évoquant un instant Dalio dans Les Visiteurs du soir quand ce n’est pas Eddie Constantine. Barbin, à la fois hilarant et inquiétant, qui fait le clown avec sa voix de noceur amateur de cuba libre. Il est à l’image de ce spectacle, multiple et insaisissable, interprétant plusieurs personnages dont le sulfureux Marquis d’Orsini.
Si Castorf réussit le tour de force de faire coexister, dans ce qui est tout de même une épopée théâtrale de six heures, la mélancolie et la farce, c’est peut-être parce que les coups de bâtons qui pleuvent dans Les Fourberies de Scapin ont déjà un goût amer. Leur font écho les tortures endurées par Vsevolod Meyerhold, autre metteur en scène et théoricien du théâtre russe, qui eut, comme tant d’autres, le malheur de déplaire à Staline. « Je me sentais, dit-il, comme un chien battu par son maître. »
La violence est partout dans ce spectacle; elle est même la toile de fond sur laquelle il se déploie. Cette violence diffuse prend toutes sortes de formes irradiant l’ensemble d’une ironie corrosive dont la noirceur colore aussi bien les passages du Phèdre de Racine interprétés par Jeanne Balibar que le dialogue entre Louis XIV et l’archevêque de Paris qui veut faire interdire Tartuffe. Le roi lui souffle en plein visage la fumée de sa cigarette comme s’il lui renvoyait à la figure les bûchers de l’Inquisition. L’échange prend un tour de plus en plus fou quand ils se fourrent littéralement des syllabes dans la bouche l’un de l’autre en les poussant avec les doigts, offrant une version extrême de la scène bien connue du Bourgeois gentilhomme où il est expliqué à Monsieur Jourdain en quoi consiste le langage appelé « prose » que nous parlons tous les jours. Impossible de résumer un tel spectacle tant Castorf y a mis beaucoup de ce qui lui tenait à cœur, ce qui veut dire aussi sa propre amertume. Mais une chose est sûre, il nous livre là une somme éblouissante de son art. Une somme pleine de vie et de fureur, d’humour enjoué et d’ironie acide dans laquelle il démontre avec un sacré panache qu’il est loin d’avoir dit son dernier mot.
Die Kabale des Scheinheiligen. Das Leben des Herrn de Molière, d’après Mikhaïl Boulgakov
jusqu’au 13 juillet, Parc des Expositions – Avignon
avec Sophie Rois, Alxander Scheer, Georg Friedrich, Jeanne Balibar, Hanna Hilsdorf, Lars Rudolph, Jean-Damien Barbin, Patrick Gudenberg, Rocco Mylord, Daniel Zillmann, Frank Büttner, Brigitte Cuvelier, Jean Chaize, Sir Henry.
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