Théâtre. « Insoumises », Isabelle Lafon en sa galerie d’irréductibles
« Deux ampoules sur cinq » d’après Lydia Tchoukovskaïa, Let me try d’après le Journal de Virginia Woolf et L’Opoponax de Monique Wittig, en trois spectacles – que l’on peut voir séparément ou à la suite – la metteuse en scène et comédienne brosse une série de portraits vivants d’une rare acuité où apparaît notamment la figure inoubliable de la poétesse russe Anna Akhmatova.
Il y a quelques années Isabelle Lafon présentait au théâtre Paris-Villette à Paris une première version de Deux ampoules sur cinq. Ce spectacle inspiré des Notes sur Anna Akhmatova de Lydia Tchoukovskaïa restituait dans une proximité étroite avec les spectateurs les conversations entre cette dernière et la grande poétesse russe Anna Akhmatova. Après une première rencontre en 1938, les deux femmes se sont revues régulièrement jusqu’à la mort d’Akhmatova. Lydia Tchoukovskaïa savait le risque qu’elle prenait en notant ses échanges avec l’auteur de Requiem, mais de même qu’elle apprenait par cœur ses poèmes, elle tenait à garder une trace de leurs conversations.
Son livre est un document exceptionnel non seulement sur la poétesse, mais aussi sur le contexte difficile dans lequel une artiste de la stature d’Akhmatova était contrainte de survivre. Il en fallait peu en effet sous le régime soviétique pour être condamné, comme ce fut le cas en particulier de son ami le poète Ossip Mandelstam mort en déportation pour avoir eu le malheur dans un de ses poèmes de déplaire à Staline.
De fait dans la version resserrée de ce spectacle que présente aujourd’hui Isabelle Lafon, on sent d’emblée un parfum de clandestinité. Assises autour d’une table où trônent quelques piles de livres, Johanna Kortals Altes et Isabelle Lafon dans les rôles respectifs de Lydia Tchoukovskaïa et d’Anna Akhmatova s’éclairent avec des lampes de poches. Dans cette semi-pénombre où la poétesse jette de temps à autre derrière elle des regards inquiets comme si elle se sentait épiée, chacune de ses phrases a quelque chose de lumineux.
Impossible d’oublier le contexte, l’oppression, l’autorité du Comité Central, la censure, le fait de vivre dans un appartement communautaire et le risque permanent d’être dénoncé aux autorités. Aussi ce qui fait la qualité hors du commun de ces conversations entre les deux femmes, c’est leur vérité; peu importe le sujet abordé qu’il relève du quotidien le plus trivial ou qu’il s’agisse de littérature. On peut s’étonner par exemple qu’Akhmatova dise ne pas aimer le théâtre de Tchékhov; ce que Tchoukovskaïa ne manque d’ailleurs pas de faire. Mais Akhmatova a ses raisons. « Je ne l’aime pas parce que tous les gens qu’il montre sont des êtres pitoyables, incapables de se dépasser. Et leur situation à tous est sans issue. » Et d’ajouter: « Tchékhov est contre-indiqué pour la poésie ». Le metteur en scène et théoricien du théâtre, Stanislavski, ne trouve pas non plus grâce à ses yeux.
Interprété avec empathie, sensibilité et une retenue discrète, non dépourvue d’humour par les deux comédiennes, la réussite du spectacle tient pour une bonne part au sentiment profond de toucher du doigt quelque chose qui a trait à la vie même dans ce qu’elle a de plus direct. Ce ne sont pas des personnages que l’on a en face de nous, mais des êtres humains en situation. Akhmatova ne s’embarrasse pas de coquetterie, ainsi ce qu’elle dit sur le travail du poète va bien au-delà de toute théorie. « Le mot est un matériau terrible plus difficile que la couleur par exemple. N’oubliez pas que le poète travaille avec les mêmes mots qu’utilisent les gens pour s’inviter à prendre un thé… Présenter les mots les uns aux autres, «entrechoquer» les mots, c’est banal. Ce qui était audacieux il y a quelques années est devenu banal. Il y a autre chose, la précision. Que chaque mot dans le vers soit à sa place comme s’il y était depuis mille ans. Mais que le lecteur l’entende pour la première fois. C’est difficile à faire, mais quand on y parvient les gens disent: «c’est de moi qu’il s’agit, c’est comme si c’était moi qui l’avais écrit». Quand j’écris, je suis un être nu sur une terre nue. »
Après une approche aussi inspirée guidée par les notes de Lydia Tchoukovskaïa de l’intimité d’une artiste à la singularité irréductible et de son processus de création, Isabelle Lafon a eu envie de mener sa démarche plus avant en pénétrant au cœur même d’un laboratoire littéraire, mais aussi d’une expérience au plus près de soi vécue par un écrivain. C’est ainsi qu’elle s’est intéressée au Journal tenu pendant toute sa vie par Virginia Woolf, dont elle présente avec Let me try une adaptation d’une profonde justesse. Il ne lui restait alors pour compléter sa galerie de portraits de femmes qu’à aborder, cette fois sous l’angle de la fiction, l’œuvre d’une autre grande irréductible, Monique Wittig, dont elle transpose aujourd’hui sur les planches L’Opoponax, son roman le plus connu.
Son livre est un document exceptionnel non seulement sur la poétesse, mais aussi sur le contexte difficile dans lequel une artiste de la stature d’Akhmatova était contrainte de survivre. Il en fallait peu en effet sous le régime soviétique pour être condamné, comme ce fut le cas en particulier de son ami le poète Ossip Mandelstam mort en déportation pour avoir eu le malheur dans un de ses poèmes de déplaire à Staline.
De fait dans la version resserrée de ce spectacle que présente aujourd’hui Isabelle Lafon, on sent d’emblée un parfum de clandestinité. Assises autour d’une table où trônent quelques piles de livres, Johanna Kortals Altes et Isabelle Lafon dans les rôles respectifs de Lydia Tchoukovskaïa et d’Anna Akhmatova s’éclairent avec des lampes de poches. Dans cette semi-pénombre où la poétesse jette de temps à autre derrière elle des regards inquiets comme si elle se sentait épiée, chacune de ses phrases a quelque chose de lumineux.
Impossible d’oublier le contexte, l’oppression, l’autorité du Comité Central, la censure, le fait de vivre dans un appartement communautaire et le risque permanent d’être dénoncé aux autorités. Aussi ce qui fait la qualité hors du commun de ces conversations entre les deux femmes, c’est leur vérité; peu importe le sujet abordé qu’il relève du quotidien le plus trivial ou qu’il s’agisse de littérature. On peut s’étonner par exemple qu’Akhmatova dise ne pas aimer le théâtre de Tchékhov; ce que Tchoukovskaïa ne manque d’ailleurs pas de faire. Mais Akhmatova a ses raisons. « Je ne l’aime pas parce que tous les gens qu’il montre sont des êtres pitoyables, incapables de se dépasser. Et leur situation à tous est sans issue. » Et d’ajouter: « Tchékhov est contre-indiqué pour la poésie ». Le metteur en scène et théoricien du théâtre, Stanislavski, ne trouve pas non plus grâce à ses yeux.
Interprété avec empathie, sensibilité et une retenue discrète, non dépourvue d’humour par les deux comédiennes, la réussite du spectacle tient pour une bonne part au sentiment profond de toucher du doigt quelque chose qui a trait à la vie même dans ce qu’elle a de plus direct. Ce ne sont pas des personnages que l’on a en face de nous, mais des êtres humains en situation. Akhmatova ne s’embarrasse pas de coquetterie, ainsi ce qu’elle dit sur le travail du poète va bien au-delà de toute théorie. « Le mot est un matériau terrible plus difficile que la couleur par exemple. N’oubliez pas que le poète travaille avec les mêmes mots qu’utilisent les gens pour s’inviter à prendre un thé… Présenter les mots les uns aux autres, «entrechoquer» les mots, c’est banal. Ce qui était audacieux il y a quelques années est devenu banal. Il y a autre chose, la précision. Que chaque mot dans le vers soit à sa place comme s’il y était depuis mille ans. Mais que le lecteur l’entende pour la première fois. C’est difficile à faire, mais quand on y parvient les gens disent: «c’est de moi qu’il s’agit, c’est comme si c’était moi qui l’avais écrit». Quand j’écris, je suis un être nu sur une terre nue. »
Après une approche aussi inspirée guidée par les notes de Lydia Tchoukovskaïa de l’intimité d’une artiste à la singularité irréductible et de son processus de création, Isabelle Lafon a eu envie de mener sa démarche plus avant en pénétrant au cœur même d’un laboratoire littéraire, mais aussi d’une expérience au plus près de soi vécue par un écrivain. C’est ainsi qu’elle s’est intéressée au Journal tenu pendant toute sa vie par Virginia Woolf, dont elle présente avec Let me try une adaptation d’une profonde justesse. Il ne lui restait alors pour compléter sa galerie de portraits de femmes qu’à aborder, cette fois sous l’angle de la fiction, l’œuvre d’une autre grande irréductible, Monique Wittig, dont elle transpose aujourd’hui sur les planches L’Opoponax, son roman le plus connu.
Let me try
Mais commençons par Let me try d’après Virginia Woolf. Cette fois les deux comédiennes sont rejointes par Marie Piemontese. On a donc trois Virginia, ou trois figures qui alternent et parfois dialoguent presque ou interagissent dans une construction finement tressée, un peu à la façon d’une composition musicale. Les notations du Journal de Virginia Woolf, souvent factuelles, font toujours signe vers quelque chose qui va plus loin. Dans le spectacle les dates d’entrées se succèdent et parfois se mélangent. Cela commence en août 1917. Il y a bien sûr des références à la fameuse presse que la romancière et son mari Leonard avaient trouvée par hasard lors d’une promenade et avec laquelle s’improvisant éditeurs ils imprimeront des œuvres d’auteurs comme Katherine Mansfield, T.S. Eliot ou Robert Graves.
Pourquoi une romancière éprouve-t-elle le besoin d’écrire un journal intime? On sent que chez Virginia Woolf il s’agit d’une nécessité vitale. Cela a sans doute à voir avec le temps qui passe et le souci de garder une trace. Mais le Journal est aussi le lieu stratégique du repli sur soi, comme elle l’écrit le 6 mars 1921: « Eh bien, je crois que pour écrire – ou pour n’importe quoi – vous devez être capable de vous recroqueviller en boule avant de frapper les gens en pleine figure ». Ailleurs elle parle de « forer mon puit de pétrole intérieur ».
C’est aussi le lieu privilégié où elle tente de capter ses pensées in statu nascendi: « Supposons que j’achète un bloc de papier avec feuilles détachables, peut-être pourrais-je saisir au vol un plus grand nombre de pensées vagabondes? C’est certainement une illusion, mais pour tout ce qui est du domaine de l’esprit, l’imaginaire ne joue-t-il pas un grand rôle? ». Les comédiennes se renvoient la balle, passent parfois du français à l’anglais, jonglent avec les dates. En les écoutant, on se sent entraîné dans le flux mental intense, parfois primesautier, jamais gratuit, d’une femme sans cesse en train d’observer et d’analyser; que ce soit le monde qui l’entoure, les auteurs qu’elle découvre – Proust par exemple, dont l’œuvre la fascine – ou les personnalités qu’elle rencontre, comme Freud notamment qui lui offre un narcisse.
Le 28 mars 1930, elle parle au sujet du roman qu’elle est en train d’écrire de « conclure par une extraordinaire conversation dans laquelle chacun fera entendre sa voix ». Or c’est bien à quoi parviennent les trois comédiennes dans ce spectacle intense, touchant et délicat: elles font entendre la voix intérieure de Virginia Woolf, autrement dit la vie même avec ses désirs, ses aspirations et cette soif insatiable qui lui fait écrire, se souvenant sans doute de William Blake: « Mais comme d’habitude, je veux – je veux – mais qu’est-ce que je veux? Quoique je puisse avoir, je dirai toujours je veux, je veux. »
Pourquoi une romancière éprouve-t-elle le besoin d’écrire un journal intime? On sent que chez Virginia Woolf il s’agit d’une nécessité vitale. Cela a sans doute à voir avec le temps qui passe et le souci de garder une trace. Mais le Journal est aussi le lieu stratégique du repli sur soi, comme elle l’écrit le 6 mars 1921: « Eh bien, je crois que pour écrire – ou pour n’importe quoi – vous devez être capable de vous recroqueviller en boule avant de frapper les gens en pleine figure ». Ailleurs elle parle de « forer mon puit de pétrole intérieur ».
C’est aussi le lieu privilégié où elle tente de capter ses pensées in statu nascendi: « Supposons que j’achète un bloc de papier avec feuilles détachables, peut-être pourrais-je saisir au vol un plus grand nombre de pensées vagabondes? C’est certainement une illusion, mais pour tout ce qui est du domaine de l’esprit, l’imaginaire ne joue-t-il pas un grand rôle? ». Les comédiennes se renvoient la balle, passent parfois du français à l’anglais, jonglent avec les dates. En les écoutant, on se sent entraîné dans le flux mental intense, parfois primesautier, jamais gratuit, d’une femme sans cesse en train d’observer et d’analyser; que ce soit le monde qui l’entoure, les auteurs qu’elle découvre – Proust par exemple, dont l’œuvre la fascine – ou les personnalités qu’elle rencontre, comme Freud notamment qui lui offre un narcisse.
Le 28 mars 1930, elle parle au sujet du roman qu’elle est en train d’écrire de « conclure par une extraordinaire conversation dans laquelle chacun fera entendre sa voix ». Or c’est bien à quoi parviennent les trois comédiennes dans ce spectacle intense, touchant et délicat: elles font entendre la voix intérieure de Virginia Woolf, autrement dit la vie même avec ses désirs, ses aspirations et cette soif insatiable qui lui fait écrire, se souvenant sans doute de William Blake: « Mais comme d’habitude, je veux – je veux – mais qu’est-ce que je veux? Quoique je puisse avoir, je dirai toujours je veux, je veux. »
L’Opoponax
Troisième volet de la trilogie ou troisième portrait mais cette fois à travers le prisme de la fiction, L’Opoponax raconte l’enfance de Catherine Legrand de la maternelle aux classes supérieures dans un internat de religieuses à la campagne. Isabelle Lafon interprète le texte devant un micro, accompagnée à la batterie par Vassili Schémann. Comédienne à la plasticité de jeu hors du commun, elle a un visage de gamine tandis qu’elle égrène le récit d’apprentissage d’une petite fille où réel et imaginaire ne se distinguent pas toujours très nettement. Difficile, par exemple, de savoir si les fantômes existent ou n’existent pas.
Aux côtés de Catherine Legrand évoluent une ribambelle de personnages, Denis Causse, Vincent Parme, Madame La Porte ou encore Valérie Borge dont elle est amoureuse. Le fait que la narration soit régie par un « on » collectif donne au texte une saveur particulière. Enfin au milieu de tout ça plane la forme insaisissable de l’opoponax. La grâce enjouée du texte, mélange d’humour et d’étonnement face au monde qui révèle sa nature à la fois complexe et familière devant les yeux intrigués des enfants est merveilleusement rendue par la comédienne. De quoi clore en beauté cette impeccable série de portraits que l’on peut voir aussi bien en intégrale que séparément.
Insoumises, d’après Lidia Tchoukovskaïa, Virginia Woolf et Monique Wittig
Conception et mise en scène Isabelle Lafon
jusqu’au 20 octobre – Théâtre de La Colline, Paris
Aux côtés de Catherine Legrand évoluent une ribambelle de personnages, Denis Causse, Vincent Parme, Madame La Porte ou encore Valérie Borge dont elle est amoureuse. Le fait que la narration soit régie par un « on » collectif donne au texte une saveur particulière. Enfin au milieu de tout ça plane la forme insaisissable de l’opoponax. La grâce enjouée du texte, mélange d’humour et d’étonnement face au monde qui révèle sa nature à la fois complexe et familière devant les yeux intrigués des enfants est merveilleusement rendue par la comédienne. De quoi clore en beauté cette impeccable série de portraits que l’on peut voir aussi bien en intégrale que séparément.
Insoumises, d’après Lidia Tchoukovskaïa, Virginia Woolf et Monique Wittig
Conception et mise en scène Isabelle Lafon
jusqu’au 20 octobre – Théâtre de La Colline, Paris
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