Théâtre. »Aglaé », le témoignage touchant d’une prostituée heureuse de l’être
La comédienne Claude Degliame excelle dans ce spectacle provocant où une prostituée évoque sans fard ce qu’a été sa vie. L’histoire d’Aglaé, aujourd’hui âgée de 70 ans, a tout d’un roman sauf que son récit est marqué au sceau du vécu le plus authentique. Du métier qu’elle pratique encore à l’occasion, même si désormais à l’abri du besoin, elle affirme haut et fort qu’elle l’a librement choisi.
Je rendais service, mais pas gratuit. Ça leur rabattait leur caquet, voilà. Vous savez les garçons, à cet âge là ça croit que tout leur est dû. Tout leur est dû, les garçons. Et moi, non, tout leur était pas dû.
Aglaé
Évoluant au milieu du public, la comédienne Claude Degliame transmet avec un cran non dépourvu de tact et une fine pointe d’ironie la verve à la crudité forcément provocante de celle qui non seulement a toute sa vie fait commerce de son corps, mais qui à soixante-dix ans passés le revendique et l’assume fièrement. C’est dans un hôpital à Marseille que Jean-Michel Rabeux, metteur en scène de ce spectacle, et Claude Degliame ont fait par hasard la connaissance d’Aglaé – son nom a évidemment été changé. Ils se sont revus régulièrement et peu à peu elle leur a raconté son histoire depuis sa jeunesse à Sarcelles jusqu’à Marseille où elle a fini par exercer son métier.
Une des idées judicieuses de ce spectacle a été de supprimer la scène pour installer l’actrice de plain-pied avec le public. Ce choix s’il n’annule pas totalement la distance indispensable au théâtre, crée tout de même une relation différente. Circulant parmi les spectateurs, avec son allure singulière, sa taille élancée et des lunettes fantaisies qui ajoutent une amusante touche d’étrangeté, Claude Degliame évoquerait presque, par sa capacité à s’adresser aussi bien à chacun en particulier qu’à l’ensemble de la salle, une meneuse de revue. Sauf qu’ici le show hautement paradoxal recèle en son sein une fêlure constitutive, doublé d’une troublante fragilité.
Tout l’art de la comédienne consiste dans ce contexte sulfureux à maintenir jusqu’au bout un équilibre précaire, comme sur une corde raide, entre ce qui relève du spectacle et ce qui appartient au témoignage proprement dit. Il est flagrant que cette Aglaé est un sacré personnage. Une vie entière à faire des passes, loin d’être un conte de fées, vous en fait voir forcément de toutes les couleurs, mais vous en apprend aussi beaucoup sur la nature humaine. La force d’Aglaé, c’est son indépendance.
On peut pas être malheureuse quand on fait mon métier. C’est impossible. Ou alors on le fait pas. Ce qui compte, c’est la liberté. Être obligée, jamais, jamais, à rien. Moi on m’a obligée à rien.
Aglaé
Après avoir été un temps caissière à Carrefour, elle a librement choisi son boulot et n’est jamais tombée sous la coupe d’un mac. Au passage, elle a quand même eu un fils. Et là, elle le reconnaît: ce n’est pas facile d’être l’enfant d’une prostituée. Entre eux c’est compliqué. Hors de question pour le fils, aujourd’hui capitaine de gendarmerie et marié, d’avouer à son épouse, à ses beaux-parents ou à ses collègues le métier de sa mère, par exemple. Aglaé comprend, mais le conflit persiste. Elle a même consulté une psychanalyste. Lu Françoise Dolto et Freud. « Une pute qu’a lu Freud, forcément ça étonne », s’amuse-t-elle évoquant au passage les problèmes de sa psy avec son propre fils. Et de raconter comment à un de ses clients qui pleurnichait à propos de ses père et mère qui, disait-il, l’avaient castré, rendu impuissant, elle assène: devenir adulte, c’est avoir pardonné à ses parents. Malicieuse, elle attribue la phrase à Voltaire alors que l’auteur est, bien sûr, Françoise Dolto. « Du coup je l’ai eu très longtemps celui-là. Il m’aimait beaucoup. Pas seulement à cause de Voltaire, hein. On a fini amis. Pas amoureux, hein, attention, non, non, non. Amoureux c’est très rare. »
Truffé de détails truculents, jamais graveleux, parfois drôle dans sa crudité, le récit qu’Aglaé fait de sa vie frappe surtout par la vérité qui s’y dévoile sans fards. Une vérité parfois sordide quand elle est amenée à côtoyer la pègre ou à faire de la prison. Plus attrayante quand elle évoque Braque pour qui elle a posé nue, même si elle a trouvé ça très ennuyeux: « T’es là, comme une huître, tu te fais engueuler. Et ça rapporte rien… » Ou surprenante quand elle décrit ses incursions dans la sexualité sado masochiste.
Mais le plus étonnant c’est quand elle prononce le mot « pute », qui pour cause revient régulièrement dans le spectacle, il y a à chaque fois une forme de volupté, une joie transgressive, dont on ne sait si c’est la comédienne qui l’éprouve ou si c’est la vraie Aglaé. Les deux peut-être tant l’osmose entre l’actrice et son personnage paraît évidente, avec en même temps une légère distanciation, quelque part entre ambiguïté et juste équilibre sans laquelle la vérité saisissante de ce témoignage hors du commun n’aurait peut-être pas le même impact.
Aglaé, d’après Les mots d’Aglaé, mise en scène Jean-Michel Rabeux
avec Claude Degliame
jusqu’au 29 janvier au théâtre du Rond-Point, Paris
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