D’Angélica Liddel avec sa nouvelle création « Une costilla sobre la mesa : Madre », au trio Gremaud/Gurtner/Bovay déjouant les codes du théâtre avec « Pièce », en passant par Stefan Kaegi revenant sur la révolution cubaine avec « Granma, les trombones de la Havane », comme chaque année ce festival suisse propose une sélection exigeante et riche en découvertes.
D’Angélica Liddel avec sa nouvelle création « Une costilla sobre la mesa: Madre », au trio Gremaud/Gurtner/Bovay déjouant les codes du théâtre avec « Pièce », en passant par Stefan Kaegi revenant sur la révolution cubaine avec « Granma, les trombones de la Havane », comme chaque année ce festival suisse propose une sélection exigeante et riche en découvertes.
Que voit-on? Cela pourrait être deux actrices et un acteur, mais on dirait aussi trois points d’interrogation. Par moments cela devient aussi des points d’exclamation. Voire deux points et des guillemets qui s’ouvrent pour laisser passer la parole. Dans un espace absolument nu, c’est un drôle de paysage que donne à voir le trio Gremaud/Gurtner/Bovay (composé de Tiphanie Bovay-Klameth, François Gremaud et Michèle Gurtner ) avec la collaboration pour la bande-son de Samuel Pajand.
Il y a mille façons de jouer avec les codes du théâtre. Celle qu’inventent ces trois comédiens dans Pièce, leur nouvelle création, ne ressemble à rien de connu. Il y a en effet quelque chose d’assez comique, après avoir exposé ce qui ressemble à une suite quelque peu décousue de fragments sans rapports évidents les uns avec les autres, de conclure par les mots: « Ainsi, tout était lié ». C’est qu’il y a chez ce trio un plaisir évident à contourner la forme, à ruer dans les brancards avec une spontanéité désarmante non dépourvue d’une certaine grâce maladroite – même s’il s’agit d’une maladresse calculée, volontaire – dans un esprit héritier à sa manière du dadaïsme.
À voir les passes habiles de ces toreros de la scène en équilibre précaire dans un style à la fois tenu et fragile, tout à fait original, à apprécier leur façon d’introduire à tout va du jeu dans le jeu, on se dit que si une figure de rhétorique a leur préférence, c’est celle de l’oxymore. Et s’il fallait inventer une décoration à leur remettre en grandes pompes, ce serait celle de Chevaliers de l’ordre du Désordre.
Irrésistible
Ce qui est proposé ici, plutôt que de monter un spectacle au sens habituel du mot, c’est une approche du théâtre comme esquisse, ébauche ou essai. Le théâtre comme possibilité saisi dans son état naissant, à la racine en quelque sorte. Il s’agit de se lancer presque dans le vide – dont rend compte l’espace dépouillé du plateau – à travers diverses tentatives d’interpréter un texte, d’Antigone à Médée, et autres classiques plus ou moins repérables.
Systématiquement, même si cela n’est jamais pareil, on repasse par des moments obligés dont les saluts au public sont les plus emblématiques. À chaque fois l’élan éperdu avec lequel les trois acteurs s’avancent vers l’avant-scène puis se déploient en des figures curieuses, quelque part entre organisation et désorganisation, suggère que l’objet de leurs efforts consiste avant tout à réaliser cette chose impossible, un ensemble défait – ou comment être ensemble tout en ne l’étant pas.
L’effet est d’autant plus irrésistible que leurs saluts sont multiples et se reproduisent à travers d’hilarantes variations accentuant encore le plaisir à les voir s’éparpiller savamment. De même, c’est toujours selon ce mode déconcertant, mélange de spontanéité folle et de gaucherie appliquée, comme des enfants qui s’amuseraient à jouer la comédie, qu’ils élaborent d’improbables tableaux vivants. Faussement naïfs, ils s’extasient parfois de leurs propres idées ou au contraire émettent des borborygmes sans presque ouvrir la bouche quand ils ne se livrent pas, grâce à des effets de sonorisations, à une parodie délirante du théâtre traditionnel japonais ou à une série de chorégraphies bancales ahurissantes.
Mais ce n’est pas tout, car après chaque effort, ils reviennent gaillardement sur ce qui a été tenté à coups de débriefings plutôt cocasses qui peuvent éventuellement se muer en débats, causeries ou ateliers critiques. Autre forme de mise en abîme, ces « bords de plateau » poursuivent évidemment la même approche déstructurée à l’œuvre dans ce charmant pêle-mêle où tout ce qui se dit ou se fait donne l’impression de flotter dans une virtualité indécise, doucement folledingue, qui n’est pas étrangère à l’humour délicieux de ce torpillage des codes de la représentation théâtrale.
On pouvait découvrir ce spectacle dans le cadre de Programme Commun, festival printanier où la valeur la mieux partagée est celle de la singularité. Parmi une copieuse sélection mêlant théâtre, danse performance et autres disciplines inclassables programmée dans différents lieux à Lausanne en Suisse était notamment présentée Granma, les trombones de la Havane, nouvelle création de Stefan Kaegi du collectif germano-helvète Rimini Protokoll. Nous reviendrons prochainement sur ce spectacle très bien ficelé de théâtre documentaire racontant, témoignages à l’appui, les suites de la révolution castriste à Cuba.
Angélica Liddell, hommage à la mère
Autre moment fort de ce festival, Una costilla sobre la mesa: Madre, nouveau spectacle d’Angélica Liddell, rappelle à quel point cette artiste espagnole sait croiser avec toujours la même urgence brûlante écriture poétique, mise en scène et performance; non seulement pour donner chair à ses obsessions, mais aussi pour les exorciser.
La « côte sur la table » à laquelle le titre de ce cérémonial puissant et ténébreux fait référence, c’est sa mère, devenue Eve, dont une des versions de la Genèse dit qu’elle fut formée à partir d’une côte d’Adam. En ouverture, le chant flamenco de Nino de Elche que l’on voit passer au milieu de chaises alignées couvertes de tissus donne d’emblée le ton élégiaque de cet hommage en forme de cri de rage dérangeant et paradoxal d’Angélica Liddell à sa mère disparue en 2018.
Comme toujours, c’est du côté du mal qu’elle se range assumant ici, elle, « la mauvaise fille », la figure de Caïn comme double fictionnel. Sauf que de celui qui dans la Bible incarne le mal face à Abel, c’est la solitude qu’elle retient, se souvenant sans doute de cet autre irréductible solitaire, le Satan de Milton. Elle est donc un Caïn sans Abel, mais forcément criminelle, meurtrière de tous ses frères possibles, assumant une faute universelle. Angélica Liddell ne fait pas les choses à moitié.
De même que de sa mère dont elle dit, « Je n’arrive plus à te haïr, maman », elle fait une mère générique, Eve. Le plus touchant étant que cet effort pour élargir le drame personnel à des dimensions cosmiques ne suffit pas à apaiser la douleur. « J’éloigne l’angoisse avec mes éclats de rire et mes bâillements, mais j’ai beau l’éloigner, je vois bien que ce malaise est permanent, ce poids sur le cœur, impuissant face au démantèlement sournois de l’origine de la vie ».
Alors elle lui offre cette liturgie inspirée du rite des Empalaos, qui se déroule en Espagne à Valverde de la Vera pendant la semaine sainte. Une cérémonie funèbre d’une saisissante beauté rythmée par la musique de Jean-Sébastien Bach où l’on voit des auréoles lumineuses descendre sur ces chaises qui sont la marque de l’absence, de la disparition de ceux ou celles qui un jour se sont assis dessus.
On les verra bientôt, d’ailleurs, ces disparus, devenus des ombres, se lever très naturellement comme des esprits ou des fantômes tandis que se font entendre de longues plaintes étrangement vrillées. Sur le devant de la scène, Angélica Liddell a disposé une photo de sa mère jeune. Un peu plus tôt son buste et ses bras ont été liés à une poutre par une corde enroulée autour du corps, reproduisant une image de la crucifixion.
Obsession dostoïevskienne
Après quoi, c’est une ombre agitée que l’on voit tourner et retourner incessamment dans tous les sens entre les chaises qui font désormais penser à des tombes. Une ombre qui danse en martelant le sol du pied; qui court; qui prend des postures bizarres, comiques, qui se contorsionne. Un homme apparaît une tête de porc à la main. Il la tient par l’oreille. La manipule. La jette sur le sol. La reprend. La pose sur son épaule. Bientôt, c’est Angélica Liddell en costume d’apparat qui, assise dans un fauteuil, toise le public un pied posé sur la tête de porc en question. Ce porc renvoie au récit de l’Evangile selon Luc ou est raconté comment les démons sont sortis d’un homme possédé par le mal pour entrer dans les pourceaux.
Où l’on retrouve l’obsession dostoïevskienne du mal au cœur du théâtre d’Angélica Liddell, mais avec cette fois l’évocation d’une possible rédemption, ce qui est nouveau. Une chose est sûre, c’est qu’il a fallu en passer par là pour déboucher sur un des moments les plus émouvants de ce curieux rituel, quand, une main devant les yeux, elle joue à cache-cache avec sa mère devenue une petite fille. La scène baigne alors dans une lumière bleue tandis qu’on voit, dans une étrange inversion, la mère enfant et la fille adulte se tenant par la main.
Il faut une capacité poétique hors du commun pour donner ainsi corps à ses visions les plus intimes sur un plateau de théâtre. Le fait qu’elle ne recule jamais devant l’obscène ou l’impudeur est aussi ce qui permet à Angélica Liddell d’en tirer des images puissamment évocatrices.
Ce dont témoigne une fois encore cette impressionnante et profondément humaine leçon de ténèbres.
Una costilla sobre la mesa: Madre, de et par Angélica Liddell jusqu’au 6 avril au théâtre de Vidy, Lausanne (Suisse) dans le cadre du festival Programme Commun. programme-commun.ch
Pièce, de et par Gremaud/Gurtner/Bovay, du 8 au 12 octobre au Théâtre Saint-Gervais, Genève (Suisse).
du 11 au 17 novembre au Théâtre de la Ville, Paris.
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