« Le canard sauvage d’Henryk Ibsen sur « CultureBox » jusqu’en août 2014. Une adaptation de Stéphane Braunschweig au Théâtre de la Colline de la pièce du norvégien qui explore son sujet récurrent: la part d’ombre qui mine toute espèce d’idéal. Un fossé qui écartèle l’humain comme la société. Plutôt que de sacrifier l’animal blessé, une adolescente choisit le suicide.
Virgin suicide…
J’ai vu Le canard sauvage d’Henryk Ibsen montée par Stéphane Braunschweig le jour où je lisais Amour et rupture : les destins du lien affectif de John Bowlby (Albin-Michel). Le pédopsychiatre et psychanalyste fondateur de la théorie de l’attachement disait en 1968 : « Nous sommes… profondément conscients de l’anxiété et de la détresse engendrées par la séparation d’avec un être aimé, du chagrin profond et durable qui suit généralement un deuil, et des risques pour la santé psychique que représentent de tels événements. Lorsque l’on garde les yeux ouverts, on voit bien que bon nombre de troubles… trouvent leur origine, au moins en partie, dans une séparation ou une perte intervenue, soit récemment, soit plutôt dans la vie. L’anxiété chronique, la dépression intermittente, les tentatives de suicide, avortées ou non, sont parmi les troubles les plus fréquents qui ont de tels événements pour origine. » Cette pièce aurait été un cas d’école pour celui qui a travaillé les notions d’attachement, de séparation, de résilience, de perte ou de carence, de privation de soins maternels. En la circonstance c’est le côté paternel qui flanche.
Dans le drame du norvégien, une adolescente d’une quinzaine d’année se fait répudier en plein attachement par son « père » qui vient d’apprendre qu’il n’est pas son géniteur. Elle se tue avec le pistolet du grand-père. Moment rare dans le théâtre qui n’occulte pourtant pas la mort ou le sacrifice des enfants que ce « virgin suicide« . Ibsen (1828-1906) y inscrit une méfiance toute protestante des incapacités sociales et familiales de son temps à proposer un avenir et son obsession du mensonge et de la convention.
Et quand la vie des êtres tourmentés de la pièce finit de basculer, Stéphane Braunschweig, metteur en scène et scénographe, la fait basculer au premier sens du terme. Le plateau s’incline obligeant les comédiens -par ce dispositif aussi infernal que la trame narrative- à désaxer leur centre de gravité et le spectateur à éprouver physiquement et visuellement une étrangeté et l’écartèlement du propos du dramaturge norvégien. Il est plutôt simple et récurrent dans son théâtre: comment faire tenir dans une seule existence la nécessité de l’idéal et l’ambivalence du réel, la présence du passé et le vaille que vaille du présent. Il y a souvent chez Ibsen un redresseur de tort qui fait pire que mieux. On vient de le voir.
Il faut ajouter à ces éléments de contexte dramatique, le grenier de la maison où vit un canard sauvage blessé, recueilli par la famille Ekdal mais incapable de vol libérateur. Il symbolise à lui seul la condition humaine. On lui imagine les ailes abîmées par les compromissions et les bassesses de la vie. On n’oubliera pas le grand et faux départ du père déchu qui fera long feu. Le retour pitoyable au bercail se fera par l’odeur du café et le goût du pain beurré. Il y a du dérisoire chez Ibsen et un humour sarcastique bien rendus par la direction d’acteurs de Braunschweig.
Le patron du théâtre de La Colline qui n’en est pas à sa première adaptation du théâtre d’Ibsen joue des dispositifs: décor dépouillé de bois blond qu’on imagine scandinave pour la vie de famille. Moins évident, un rien naturaliste, le grenier où fantasme encore le vieil Ekdal est une forêt de sapins et de choses indicibles que découvre un fond de scène escamotable. Beaucoup plus réussie: la représentation au théâtre de la figure tutélaire. Un fauteuil blanc en avant scène et une vidéo plein écran origine le drame dans les dialogues entre un père pontifiant (image écrasante et castratrice) et un fils qui trépigne (forcément coupable mais résolument donneur de leçons).
Dans ce drame qui pourrait être bourgeois, une trahison originaire. Deux hommes, Werle (Jean-Marie Winling) et Ekdal (Charlie Nelson) ont été en affaires. Elles ont mal tourné. L’un a lâché l’autre et l’a abandonné au déshonneur. Gregers le fils de Werle veut désormais réparer la « dette envers l’idéal » contractée par son père. Claude Duparfait incarne presque trop linéairement ce personnage maniaque, tendu par l’objectif de transparence. Il retrouve son ami, Hjamar, le fils d’Ekdal (Rodolphe Congé, excellent en velléitaire sûr de lui et dominateur) et va lui imposer sa cure mortelle de vérité. Sa femme Gina (Chloé Réjon, hiératique) a autrefois travaillé Chez Werle et « leur » fille Hedvig a 14 ans. Suzanne Aubert a la parfaite fragilité amoureuse de l’adolescente trahie. Face à Gregers et Hjamar, êtres bornés par la démesure de la culpabilité ou la peur de la liberté, la leçon du médecin Relling (Christophe Brault) qui distille le « mensonge vital » comme « principe stimulant » est sans effet.
Aucune rédemption ne guette ces antihéros dont la fragilité intrinsèque est mise en lumière par le talent de Stéphane Braunschweig à conjuguer les symboles, la banalité d’un quotidien et la philosophie du texte. Le malheur absolu en point d’orgue: la mort d’une enfant sans plus d’attachement.
Le canard sauvage. Traduction d’Eloi Recoing. Adaptation, mise en scène et scénographie de Stéphane Braunschweig. 2h30.
La pièce en Live sur CultureBox jusqu’en août 2014.
photos © Elisabeth Carecchio
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