« Interview », la pratique de l’entretien journalistique finement analysée
Interprété avec brio par les comédiens Nicolas Bouchaud et Judith Henry, ce spectacle nous convie à une exploration observée sous les angles les plus divers des rouages de l’interview. Habilement construite, cette incursion tonique et spirituelle dans l’art de l’entretien montre, exemples à l’appui, que poser des questions n’est jamais innocent.
Essayiste et journaliste, responsable de 2004 à 2013 du Théâtre des Idées au festival d’Avignon (série de débats et rencontres où se croisent artistes, intellectuels et scientifiques), Nicolas Truong s’intéresse aussi aux rapports entre théâtre et pensée critique. En 2013 avec Projet Lucioles, interprété par Nicolas Bouchaud et Judith Henry, il met sa réflexion et celle de quelques philosophes à l’épreuve du plateau. C’est une démarche comparable qu’il poursuit dans Interview où l’on retrouve les deux acteurs à leur meilleur niveau pour une exploration brillante et souvent drôle de la pratique de l’entretien. Créé lors du dernier festival d’Avignon, le spectacle a été depuis retravaillé gagnant en densité et énergie.
Duende
Sitôt entrée en scène le visage un peu défait, Judith Henry témoigne de la gêne qu’il peut y avoir à être interviewée. La présence d’un micro n’encourage pas forcément la parole. Elle évoque avec les mots de Michel Foucault « le beau danger, le danger amusant » de l’entretien. Assumant le rôle de Marceline Loridan face aux questions de Jean Rouch et Edgar Morin incarnés par Nicolas Bouchaud, elle dit sa répugnance à se livrer au jeu de l’interview. Cela est d’autant plus amusant qu’en tant que sociologue le travail de Marceline Loridan consiste précisément à poser des questions.
La scène reproduit un moment du film Chronique d’un été réalisé en 1960 par Edgar Morin et Jean Rouch. La question posée à l’époque à des hommes et des femmes d’origines diverses c’était « Comment vis-tu? ». Les réponses obtenues par les enquêteurs dressent en quelque sorte un portrait de la société française de ces années-là. Edgar Morin évoque les conditions dans lesquelles a été tourné le film et donne un aperçu de ce qui favorise une bonne interview. Il y faut de l’empathie, explique-t-il. Cela nécessite d’instaurer un climat de confiance de sorte qu’au bout d’un certain temps la personne interrogée se livre à la confidence. Edgar Morin voit là une forme de magie, comparable selon lui au duende, cet état de transport où dans le flamenco le musicien ne fait plus qu’un avec son auditoire.
Ce serait donc dans une disposition proche du duende que, séance après séance, François Hollande s’est confié aux micros des journalistes Gérard Davet Fabrice Lhomme, lesquels en ont tiré leur best-seller Un président, ça ne devrait pas dire ça?… Le livre n’est, bien sûr, pas cité dans le spectacle de Nicolas Truong, même si les allers et retour entre présent et passé s’y multiplient comme en un jeu de miroir. Ainsi vers la fin d’Interview la question « Comment vis-tu? » posée dans les années 1960 est remise sur le tapis cette fois dans le cadre d’un dialogue entre Régis Debray et Edgar Morin datant de juin 2016 pour curieusement se transformer en « Quel est votre nous? », autrement formulée « qu’est-ce que vous sentez avoir en commun avec les autres? » qui serait « la question d’aujourd’hui », selon Régis Debray.
Aubenas, Hatzfeld, Depardon…
Jean Hatzfeld, qui a aussi couvert des zones de guerre, confirme cet avis. Selon lui le bon journaliste, c’est quelqu’un qui sait se mettre au diapason en prenant toujours en considération son interlocuteur. Hatzfeld insiste par ailleurs sur la dimension de la surprise. Le fait d’accepter l’idée de pouvoir être surpris est pour lui essentiel: « J’aimais beaucoup être journaliste de quotidien parce que j’aimais les trucs imprévisibles et j’avais cette petite qualité que j’acceptais d’être dépassé par l’événement. » La surprise suppose aussi le doute. Quand en 1994 une Rwandaise lui raconte qu’elle et les autres femmes de son village ont été capturées pendant cinq semaines et violées tous les jours, il pense, à tort, qu’elle en rajoute. Il n’arrive pas encore à accepter la réalité de la politique du viol systématique, pourtant avérée. Il n’est pas préparé à entendre ça. Très vite il comprend que le génocide rwandais n’a pas été traité comme il convenait par les journalistes. Il démissionne du quotidien dans lequel il travaillait pour s’installer sur place dans un village. Il y restera quinze ans à l’écoute des rescapés, dont il restituera la parole dans plusieurs livres consacrés au Rwanda.
Avec Raymond Depardon, la pratique de l’interview prend une tournure quelque peu différente. Sa stratégie paradoxale, mais redoutablement efficace, consiste à se faire le plus transparent possible en restant dans un coin, caméra en marche, pour que celui où ceux qui sont filmés oublient sa présence. On ne le voit plus mais il filme et il écoute en captant le son. Seul d’abord dans ses premiers documentaires. Puis accompagné de Claudine Nougaret à la prise de son qui, comme l’explique Depardon, « sait moduler avec la perche » en fonction de la voix quand dans une situation donnée, un documentaire sur les urgences hospitalières ou dans un commissariat, par exemple, les voix se font plus ou moins fortes.
Abordant la pratique de l’entretien sous les angles les plus divers, ce spectacle cite aussi des interviews célèbres, telles Marguerite Duras face à Bernard Pivot ou Vincent Lindon d’une rare mauvaise foi refusant de jouer le jeu face à une journaliste d’Allociné. À chaque fois Nicolas Bouchaud et Judith Henry assument les rôles des divers protagonistes n’hésitant pas à poser aussi des questions au public. Preuve que l’interview nous concerne tous, même si le danger en l’occurrence c’est que les questions tout comme les réponses se révèlent de plus en plus formatées. On sait combien la façon dont on interroge Monsieur et Madame Tout-le-monde dans les micros-trottoirs est orientée afin de déterminer la réponse attendue.
Certaines questions plus que d’autres ont la capacité de susciter l’étonnement en nous renvoyant à nos propres interrogations sur nous-mêmes. L’écrivain suisse Max Frisch en donne un large exemplaire dans ses Journaux. Nicolas Truong en a choisi quelques-unes: « Avez-vous de l’humour quand vous êtes seul? » ou « Etes-vous un ami pour vous-même? » ou encore « Que vous manque-t-il pour être heureux? ». Adressées à la salle au milieu du spectacle, elles en élèvent soudain l’enjeu non sans une fine pointe d’ironie, donnant tout son sel à cette exploration sensible, drôle et spirituelle des rouages de ce mode de communication omniprésent dans notre réalité contemporaine qu’est l’interview.
Interview, de et par Nicolas Truong, avec Nicolas Bouchaud et Judith Henry
> jusqu’au 12 mars au Théâtre du Rond-Point
> 16 – 18 mars à La Criée, Théâtre National de Marseille (13)
> 22 – 24 mars à Sortie Ouest, Théâtre de Béziers (34)
> 6 au 14 avril à la MC2, Grenoble (38)
> 3 mai à l’Agora, Boulzac (24)
> 5 mai au Liburnia, Libourne (33)
> 9 mai au Théâtre des Quatre Saisons, Gradignan (33)
> 12 et 13 mai au Théâtre Liberté, Toulon (83)
> 20 mai à la Comédie de Reims (51)
> 29 mai au 17 juin au Monfort, Paris (75) (avec la MC93)
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