« Empire », et « Bacantes », le présent à la lumière de l’Antiquité
Le théâtre documentaire élaboré à partir de témoignages du dramaturge suisse Milo Rau et les rituels sauvages mâtinés d’humour dada de la chorégraphe Marlene Monteiro-Freitas: deux créations dont la liberté de ton et la capacité à bousculer les perspectives offrent un regard pénétrant sur la psyché contemporaine. Au Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles, puis en France.
Tout part en apparence d’une simple cuisine où les uns et les autres évoquent leur histoire personnelle. Parallèlement selon un dispositif désormais éprouvé mais d’une incontestable efficacité un écran disposé au-dessus de la scène donne à voir en gros plan les visages des protagonistes entrecoupés d’images filmées montées avec des documents d’archives.
Ils s’appellent Ramo Ali, Akillas Karazissis, Rami Khalaf et Maia Morgenstern. Tous ont en commun d’avoir d’une façon ou d’une autre connu l’exil. Ramo Ali est un Kurde de Syrie, originaire d’une ville proche de la frontière avec l’Irak. Rami Khalaf est Syrien. De même que Ramo Ali, il a dû fuir son pays ravagé par les combats opposant les rebelles à l’armée de Bachar El Assad, sans oublier Daech ou Al-Quaeda. Akillas Karazissis est Grec. Il s’est exilé pour échapper à la répression pendant la dictature des colonels. Maia Morgenstern est Roumaine, elle a notamment jouée dans des films de Theo Angelopoulos. En tant que Juive, elle a subi la politique antisémite des Ceaucescu.
La complexité du monde est encore plus difficile à saisir quand on la conjugue au présent. Pour rendre compte de cette complexité, Milo Rau l’aborde sous l’angle du récit à la première personne. Une approche d’autant plus juste que pour des raisons évidentes l’histoire de chacun de ceux présents sur scène nous parle forcément de près. En entrecroisant les parcours, le spectacle dessine un paysage en partie dévasté où apparaissent clairement les liens entre l’Europe et le Proche-Orient.
D’où le titre choisi par Milo Rau, Empire, qui en renvoyant à l’empire romain, montre à quel point tout est lié. Car la référence à l’Antiquité n’a rien de spécieux, au contraire, elle offre une lecture très pertinente du monde actuel élargissant en quelque sorte les frontières de l’Europe à cet ensemble plus vaste qu’est le monde méditerranéen, dont nous sommes, que nous le voulions ou non, partie prenante. Ramo Ali, Akillas Karazissis, Rami Khalaf et Maia Morgenstern apparaissent ainsi comme les représentants d’un drame on ne peut plus contemporain auquel Milo Rau offre un éclairage emprunté à la tragédie grecque et en particulier à Euripide.
Ce n’est pas pour rien que ce spectacle d’autant plus bouleversant que la violence collective y surgit parfois presque sans prévenir tant elle en constitue la toile de fond, se présente comme le dernier volet d’un triptyque initié avec The Civil Wars puis The Dark Ages. Violence à laquelle fait notamment écho cette scène terrible où, revenu dans sa ville natale, Ramo Ali visite le cimetière où son père est enterré. Là, tout près de la tombe, il est pris de vomissements. L’ami qui l’accompagne est choqué.
Ramo Ali s’explique: il ne peut pas faire autrement car il ne sait pas pleurer. Au lieu de larmes, il éprouve un haut-le-cœur, une nausée puissante; alors, il n’a pas le choix, il faut que ça sorte. Ce moment fort, d’une vérité dérangeante parce que saisie sur le vif est un parfait exemple de ce qui justifie le théâtre documentaire tel que l’envisage Milo Rau où en partant de l’individu, du particulier, du quotidien, on embrasse de fait un champ beaucoup plus large qui touche à l’universel.
Le carnaval charnel et dionysiaque de Marlene Monteiro-Freitas
Danseurs et musiciens – la limite entre les deux n’étant pas toujours clairement établie tant ce spectacle s’ingénie à brouiller les lignes – apparaissent comme les officiants d’une cérémonie curieusement réglée pour ne pas dire sciemment déréglée. Comme si Marlene Monteiro-Freitas avait pris pour référence un authentique cérémonial religieux afin de mieux le torpiller.
Cela commence par la procession de cinq trompettistes dont on imagine très bien des villageois les suivant tout au long d’un parcours. Cependant d’emblée quelque chose de légèrement vrillé dans leur démarche, qui va aller s’accentuant au cours du spectacle, annonce le ton quelque peu chaviré de ce qui reste à venir. Les autres officiants vêtus de blanc se distinguent par leur gestuelle saccadée en phase avec la mesure implacable que battent des percussions électroniques.
Bientôt ce tempo s’assouplit sensiblement pour prendre la forme chaloupée d’un rythme de reggae. On bascule alors dans une nouvelle dimension signalée par le bruit strident d’une sirène. Une étape a été franchie vers un état de transe collective. Tout ça sur un mode assez joyeux un peu clownesque avec une pincée d’obscénité et beaucoup de clins d’œil. L’esthétique des années 1980, de Philippe Decouflé à Jean-Baptiste Mondino est notamment revisitée sous un angle plus contemporain mâtiné d’humour dada.
La figure de Grace Jones est d’ailleurs évoquée, ce qui ne surprend guère si l’on en juge la gestuelle à la fois mécanique et subtilement animale des interprètes. C’est d’autant plus intéressant que Marlene Monteiro-Freitas qui est née en 1979 au Cap-Vert n’a pas connu cette époque. Installée à Lisbonne où ce spectacle a été créé au mois d’avril, elle a à son actif plusieurs œuvres dont Jaguar en 2015 et D’ivoire et chair – les statues souffrent aussi en 2014. Sans oublier (M)imosa, création collective avec Trajal Harell, François Chaigneau et Cecilia Bengolea en 2011.
Comme il se doit dans un spectacle se référant au dieu grec Dionysos, les officiants sont amenés à franchir des paliers vers un état d’ivresse collective de plus en plus intense. Cela se traduit pour Marlene Monteiro-Freitas par une écriture impliquant un jeu imaginatif où l’on fait flèche de tout bois; le bois en question étant ici en particulier les objets présents sur le plateau parmi lesquels les pupitres habituellement destinés à accueillir des partitions occupent une place de choix. Selon la façon dont ils sont manipulés, cela devient des béquilles, des guitares, des fusils-mitrailleurs, des aspirateurs, des trottinettes… Bref ce sont des baguettes magiques qui se prêtent à toutes les métamorphoses.
Quand le rythme électronique qui bat le pouls du spectacle se confond littéralement avec le son d’une pulsation cardiaque un point d’orgue est atteint. Les danseurs émettent des bruits de bouche. Quand ils ne poussent pas des petits cris à intervalles irréguliers. Assis sur des chaises, leurs jambes pédalent dans le vide, tandis que de leur côté les trompettistes rampent sur le plateau en s’efforçant tant bien que mal de souffler dans leur instrument. Ce déchaînement de dinguerie générale évoque parfois Les Idiots, le film de Lars Von Trier. Sur écran en fond de scène est diffusé le film d’un accouchement. À ce moment-là, les danseurs assis au premier rang reprennent leur souffle.
Pour haletante, échevelée, drôle, captivante, qu’elle soit à bien des égards cette création tout feu tout flamme finit, et c’est dommage, par se prendre à son propre jeu qui consiste à vouloir à tout prix prolonger l’aventure au risque de se disperser. Certes on conçoit bien qu’une telle fête pourrait volontiers durer toute la nuit. Mais ce serait en changeant de nature pour devenir autre chose qu’un spectacle. C’est pourquoi on émettra des réserves sur la version quelque peu poussive du Boléro de Ravel en conclusion d’une création qui méritait autrement mieux en termes de final.
Empire, de et par Milo Rau
jusqu’au 21 mai à Bruxelles dans le cadre du Kunstefestivaldesarts
Bacantes – preludio par uma purga, de et par Marlene Monteiro-Freitas
– 29 et 30 juin à Montpellier dans le cadre du festival Montpellier Danse
– 2 et 3 septembre à Genève (Suisse) (festival de la Batie)
– 18 et 19 octobre à Bordeaux (TNBA)
– 5 et 6 décembre à Annecy (Bonlieu – Scène Nationale)
– 13 au 16 décembre au Centre Pompidou Paris (festival d’Automne)
– 18 au 21 décembre au Nouveau Théâtre de Montreuil (93) (festival d’Automne)
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