Des figures blanches et noires qui inventent un langage graphique, comme pour lutter contre l’enfermement et l’enfouissement sous la matière. Entre les arts plastiques et performatifs, Black Out, du chorégraphe suisse Philippe Saire, propose une expérience visuellement hallucinante
Dès les premières minutes dans la salle Maurice Béjart du Théâtre National de Chaillot, on sent que l’expérience sera inédite. Les spectateurs, debout, surplombent une petite arène carrée, inondée d’une lumière crue. Trois corps en maillots de bain y sont déjà allongés sur le ventre : deux hommes et une femme, très maigres.
Aux premiers rythmes d’une musique de fanfare de Stéphane Vecchione, ces corps commencent à tressaillir, comme animés de décharges électriques. Un ongle crisse sur le sol blanc, bras et jambes se déplient de manière saccadée, comme les membres raides de jouets mécaniques. Pendant plusieurs minutes, les visages restent cachés, entre pudeur et anonymat. On s’interroge sur l’humanité de ces figures aussi éclatantes de blancheur que le sol et la lumière qui les entourent.
Puis une pluie de granules noirs vient maculer la scène, et les corps des danseurs se fontcrayons, pinceaux qui tracent des formes sur le sol. Un langage corporel et graphique, une typographie en noir et blanc s’esquissent, dont nul n’aurait encore le code. Entre le hiéroglyphe et le graffiti, une langue très ancienne ou très moderne semble chercher à s’inventer.
Les affrontements entre ces corps se font plus nets, et un sentiment d’enfermement envahit le spectateur. Les trois danseurs, Philippe Chosson, Maëlle Desclaux et Jonathan Schatz, butent alternativement contre les murs noirs de cet espace clos. Et soudain, les granules noirs deviennent, sous leurs pieds, les barreaux d’une prison dont ils tenteraient en vain de s’échapper. Lorsque les danseurs s’emparent d’une pelle, qui leur permet de balayer ces monceaux de cailloux noirs, plusieurs images commencent à assaillir le spectateur : “l’impossible tas” de Beckett (dans Fin de Partie), cet amoncellement incessant qui s’accompagne de la nécessité paradoxale de toujours tout reconstruire. Des textes de Sarah Kane sur la dépression reviennent aussi en mémoire, par exemple 4.48 Psychose qui s’ouvre sur l’évocation du « plafond d’un esprit dont le parquet bouge comme dix mille cafards quand entre un rai de lumière ». Les danseurs semblent lutter contre une matière hostile, autant que contre eux-mêmes. Les granules noirs paraissent parfois s’animer, fourmiller, comme des êtres vivants.
Et quand les deux hommes revêtent des costumes et des cagoules noirs, des images de bourreau et de déshumanisation s’esquissent. Ces figures noires s’opposent à présent à la jeune femme, qu’ils finissent par encagouler elle aussi, avant de l’ensevelir sous les granules. Le souvenir des camps de concentration s’impose alors : les morts enterrent les morts, tout être humain a disparu. À la fin, le noir semble triompher, comme dans un tableau de Soulages. Mais le doute revient, en une ultime image cosmique, sublime.
Dans Black Out, Philippe Saire renoue avec son goût très ancien pour le dessin, le fusain, le graphite, la craie grasse : les arts plastiques et performatifs se conjuguent pour créer des effets visuels littéralement hallucinants. Le dispositif donne au spectateur l’impression qu’il observe une expérience clinique. Des cobayes humains s’agitent à quelques centimètres de lui, il pourrait presque redouter de tomber lui-même dans l’arène. Entre le malaise, la sidération et l’angoisse, on ne ressort pas indemnes de ce spectacle qui ouvre la saison parisienne du célèbre chorégraphe suisse. On pourra en effet retrouver la Compagnie Philippe Saire avec La Nuit Transfigurée au Centre National de la Danse (les 5, 6 et 7 février 2014). Black Out partira en tournée à Beyrouth et à New York, mais malheureusement pas en France.
Black Out, Philippe Saire, Paris-Théâtre National de Chaillot, jusqu’au 13 décembre 2013.
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