Au Théâtre Sorano de Toulouse le 11 novembre, après le théâtre du Rond-Point à Paris, Nicole Garcia s’entoure de trois jeunes comédiens pour lire « 14 » de Jean Echenoz. Une belle rencontre entre un grand texte et quatre présences qui redonnent vie à des destins bouleversés par l’histoire.
Trajectoires romanesques et destin collectif
C’est Nicole Garcia qui commence la lecture, en assumant le rôle de la narratrice. De sa voix tantôt âpre et tantôt enjouée, elle accompagne la progression accidentée d’un jeune homme qui pédale avec insouciance, en une belle journée d’août, vers le sommet d’une colline. Le vent souffle, le panorama est superbe: la comédienne nous restitue l’entrain d’une jeunesse que rien ne semble devoir brider, celle d’Anthime et de sa génération. Une liberté est en marche, une histoire individuelle s’esquisse. Mais l’appel du tocsin, soudain perçu par le jeune homme depuis le sommet de la colline, vient réunir les destinées individuelles au sein de la mobilisation nationale.
Avec cette ouverture à une seule voix, presque d’une traite, on se sent jetés dans une guerre qui est arrivée beaucoup trop vite, même si tout l’annonçait. L’identification avec les personnages est ensuite rendue très efficace par les quatre présences debout sur scène, solennelles mais bien vivantes, qui s’écoutent et se répondent. Inès Grunenwald, Guillaume Poix et Pierre Rochefort incarnent un jeune trio composé de deux frères, Charles et Anthime, et d’une jeune fille de bonne famille, Blanche, qui tombera enceinte du premier.
La guerre, « un opéra sordide et puant »
Après la mobilisation et le départ pour les Ardennes, les destins des personnages restent inextricables bien que scindés par des quotidiens que tout oppose. Depuis l’Arrière, Blanche tente d’éviter le pire au futur père de son enfant en lui obtenant une affectation dans l’aviation naissante, mais est-ce une si bonne planque de voir la guerre depuis le cockpit d’un biplan de modèle Farman F 37 ? De son côté, Anthime s’embourbe dans les tranchées et découvre l’horreur des combats modernes qui mutilent et sectionnent les corps « sous divers angles », mais toujours à l’aveugle, presque au hasard, sans épargner les musiciens du régiment qui tentent d’encourager les combattants par une Marseillaise funèbre.
Pendant les quatre ans de conflit, le roman nous montre la persistance des logiques sentimentales et économiques, étroitement liées aux aléas du front. Les liens familiaux et sentimentaux s’inventent de nouvelles configurations pour retrouver le sens de la vie, envers et contre l’hécatombe. Et l’usine Borne-Sèze dont Blanche héritera un jour sait faire son beurre des besoins sans cesse renouvelés de l’armée, notamment en matière de chaussures. L’absurdité d’un conflit interminable est magnifiquement évoquée par le roman, en un mélange de registres comiques, sérieux et tragique dont les comédiens restituent toutes les modulations.
Distances cliniques
Malgré le caractère éprouvant du sujet, et l’austérité de l’exercice, les quatre lecteurs réussissent ainsi à captiver la grande salle Renaud-Barrault du théâtre du Rond-Point. Avec beaucoup de justesse, ils semblent s’effacer derrière le texte pour donner à entendre la langue magnifiquement ciselée de Jean Echenoz, sans imposer leur interprétation ni leurs propres réactions aux événements qu’ils relatent.
C’est ce qui rend cette lecture très respectueuse du roman de Jean Echenoz: elle adopte une distance et une sobriété absolues dans le récit de la guerre, conformément au refus de tout pathos que manifestait l’auteur dans la description clinique du conflit. Les corps et les voix des personnages rendent cependant très émouvants les destins de ces hommes et de ces femmes qui nous semblent aujourd’hui si éloignés de nos grilles d’interprétation et de compréhension du monde – l’exemple des déserteurs fusillés en est emblématique – et en même temps si proches par leurs préoccupations quotidiennes.
Toulouse – Théâtre Sorano, le 11 novembre.
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