🎭 « Des caravelles & des batailles », Eléna Doratiotto et Benoît Piret ou le pouvoir de l’imagination
En donnant à voir comment au milieu de la nature, dans un lieu imprécis loin de l’agitation du monde, un petit groupe tente de vivre autrement, ce duo de metteurs en scène et dramaturges belges invente une forme originale finement structurée entre fiction et essai pour offrir une perspective d’une rare fraîcheur sur la fantaisie humaine.
Est-ce la qualité de l’air, due à la situation du lieu en altitude relativement élevée, aux alentours de 1100 mètres? Est-ce l’atmosphère singulière générée par les personnes habitant ce qui ressemble de prime abord à un microcosme éloigné de tout centre urbain – le genre d’endroit où l’on arrive à pied muni de bonnes chaussures de marche et d’un sac à dos? Difficile à dire. Une chose est sûre, en tout cas, c’est qu’il règne là un état d’esprit hors du commun.
On le comprend d’emblée avec l’arrivée d’un nouveau venu dont l’accueil chaleureux par les membres de cette étrange communauté s’accompagne d’un dialogue particulièrement laconique, certaines phrases restant même inachevées. Le nouveau s’appelle Andréas (interprété par Jules Puibaraud) et c’est à travers son regard et son étonnement que nous appréhendons ce dont il est question dans ce spectacle subtilement construit qu’est Des caravelles & des batailles, création collective conçue et mise en scène par Eléna Doratiotto et Benoît Piret.
L’originalité de cette incursion aussi charmante que pleine d’humour en territoire inconnu tient d’abord à sa forme relevant à la fois de la fiction et de l’essai. Il est, semble-t-il dès le départ, question d’une expérience. Quelque chose qui doit commencer. Mais quoi? Cela intrigue beaucoup Andréas, lequel ne cesse de se demander et de demander aux autres: quand est-ce que ça va commencer? Personne ne lui répond bien sûr.
Affrontements de civilisations
Andréas écrit une longue lettre à un ami où il raconte ce qu’il est en train de vivre. Lettre à laquelle il ne cesse de rajouter des post-scriptum car chaque fois qu’il se rend au village le plus proche pour l’envoyer, il constate que le bureau de Poste est en grève. Ce que le spectateur sait, contrairement à Andréas, c’est que tout a déjà commencé.
Notamment avec la description et l’analyse très fouillée par Monsieur Obertini (joué par Benoît Piret) le jour même de l’arrivée d’Andréas d’une série de tableaux racontant la confrontation des conquistadores espagnols commandés par Francesco Pizarro avec l’empereur Inca Atahualpa à Cajamarca au Pérou en 1532. Confrontation qui sera fatale pour Atahualpa.
Cette description, d’autant plus géniale que les mots de Monsieur Obertini sont suffisamment suggestifs pour nous placer au cœur de cet affrontement entre deux civilisations dont l’une va détruire l’autre sans oublier de piller son or et toutes ses richesses, influe en quelque sorte en sourdine sur la suite des événements.
Outre Monsieur Obertini, d’autres personnages plus ou moins fantasques évoluent dans cet espace privilégié. Il y a Clawdia (Eléna Doratiotto) qui donne à Andréas des leçons de tir à l’arc. Il y a Madame Stöhr (Anne-Sophie Sterck), qui expose une théorie très intéressante sur l’origine des tapis persans. Selon elle, c’est pour conserver une trace de leurs jardins détruits par l’envahisseur mongol que les Perses ont dessiné leurs tapis.
Il y a aussi Monsieur Gürkan (Gaëtan Lejeune), censé travailler à son premier roman. Mais, son livre quasiment achevé, il l’a laissé en plan pour rédiger le discours de réception du prix Nobel de littérature qu’il est certain de recevoir. Gürkan parle relativement peu. Ses phrases ou ses mots prennent du coup l’allure d’oracles. Dans sa bouche revient souvent le mot « cadavres« , qui renvoie forcément aux tableaux racontant le massacre des Incas par les Espagnols – mais sans doute aussi à bien d’autres hécatombes et génocides ayant marqué l’histoire de l’humanité.
Gürkan est le seul à répondre quand Andréas lui pose sa question récurrente: « »Quand est-ce que ça commence? ». Sans presque desserrer les lèvres, il laisse tomber, comme si un esprit s’exprimait à travers lui, ou comme s’il se parlait à lui-même, la formule comiquement sibylline: « Accepter le brouillard« .
Il y a enfin Albin (Salim Djaferi) parti en excursion pendant plusieurs jours. Devenu sultan, il a, explique-t-il, dans un récit surréel digne des Mille et une nuits traversé l’Empire Ottoman avec l’intention de rapporter de l’or.
Casse-gueule
Allongé sous une couverture à la nuit tombée, Andréas contemple les étoiles. Des expressions bizarres lui viennent à l’esprit. « Le rempli se vide et le vide se remplit« , songe-t-il en examinant sa situation. Il devient de plus en plus léger, euphorique, dans un état proche de l’extase. Aussi quand il apprend que Madame Stöhr doit bientôt quitter la communauté à causes de ses obligations professionnelles, il voit rouge. « Comment ça, des obligations professionnelles ! », éructe-t-il. Cela ne l’empêche pas un peu plus tard de participer avec les autres à une fort comique répétition de la cérémonie de remise du prix Nobel de littérature à leur camarade. Ni d’apporter son aide à la rénovation du grenier, chantier dans lequel tous se sont lancés depuis peu.
Mais Andréas est fragile, émotif. Si le grand air et la proximité de ses nouveaux compagnons lui font du bien, il a aussi tendance à perdre pied. D’autant que, comme on l’aura compris, il en pince sérieusement pour Madame Stöhr. Mais n’en disons pas trop.
En effet rien n’est plus casse-gueule que de construire ainsi un spectacle autour d’une atmosphère, de donner chair à un état d’esprit à coup de petits riens qui éclatent telles des bulles pour libérer un parfum d’euphorie, non exempt, paradoxalement, d’inquiétude. À cet exercice délicat, Eléna Doratiotto et Benoît Piret réussissent merveilleusement avec ce spectacle tellement à part qu’il se vit comme une parenthèse, se situant à la fois en dehors du monde et comme sur un promontoire offrant une perspective sur notre confusion contemporaine.
En ce sens, ce qu’ils proposent n’est pas tant une utopie qu’une hétérotopie, un pas de côté, qui permet non seulement de respirer à pleins poumons, mais aussi d’envisager sans trop se prendre au sérieux à quoi pourrait ressembler une ou des tentative(s) de vivre autrement.
Tout est possible au théâtre. Il est possible, par exemple, d’oublier que l’on est assis dans une salle en train d’assister à un spectacle simplement parce qu’a lieu sur la scène quelque chose de totalement inhabituel qui semble s’inventer sous nos yeux. C’est précisément ce qui se passe ici. En quelques secondes comme si de rien n’était, l’imagination a pris le pouvoir. Servie par des comédiens excellents, cette capacité libératrice agit sur le spectateur comme une bouffée d’air et contribue amplement au charme de ce très beau, attachant et aventureux Des caravelles & des batailles.
Des caravelles & des batailles, de et par Eléna Doratiotto et Benoît Piret
avec Salim Djaferi, Eléna Doratiotto ,Gaëtan Lejeune, Benoît Piret, Jules Puibaraud ,Anne-Sophie Sterck
- jusqu’au 27 juillet au théâtre des Doms, Avignon (festival off)
- 26 et 27 octobre à Lyon dans le cadre du festival Sens Interdits
- 14 janvier – 1er février 2020 au théâtre Varia, Bruxelles (Belgique)
- 3 – 5 mars 2020 au théâtre Sorano, Toulouse.
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