« Une vie pour le théâtre Terzieff mon frère » : un livre pour mémoire

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Laurent Terzieff est mort le 2 juillet 2010. A l’occasion du livre que consacre sa soeur Catherine à cet échassier poète et dans lequel elle évoque ses dernières années, « desmotsdeminuit » font également mémoire avec l’émission qui l’accueillait en février 2002 et dans laquelle lui était posée la question : « Pourquoi avez-vous dit : « J’ai longtemps refusé la vie »? »

Des mots de minuit : émission du 13 Février 2002
Réalisateur: Jean-François Gauthier 
Production : Thérèse Lombard et Philippe Lefait
Laurent Terzieff se dit apaisé avec l’âge mais plus triste car de nombreux deuils le confrontent à une solitude plus grande. Il évoque Rainer Maria Rilke dont la poésie l’a poussé à essayer de formuler l’invisible. et qui est pour lui le poète de l’amour et de la mort. Cet audotidacte de la philosophie rend grâce à Heidegger, Descartes, Bergson et avance que son dernier bastion d’orgueil est de n’avoir pas fait de psychanalyse. Accepter que l’inconscient puisse dépasser sa liberté est pour lui un constat d’échec. Il parle encore de sa rencontre avec la « présence fascinante » et le « regard ironique » de Bertolt Brecht. Terzieff se veut un « athée qui doute de son athéisme et un croyant qui doute de sa foi ». Côté politique, ce signataire du « manifeste des 121 » (pendant la guerre d’Algérie) a toujours redouté que l’intellectuel engagé ne devienne une potiche d’honneur que l’on sort pour les grandes causes. Il avoue se sentir désemparé et en deuil, politiquement parlant. Nous sommes en 2002…
Aux côtés de Laurent Terzieff, la philosophe Marie-Joseph Bertini qui signe « Femmes, le pouvoir impossible » dans lequel elle tente de démontrer l’enfermement par le langage dont sont victimes les femmes et  la fatalité liée au féminin et l’impossibilité pour les femmes d’accéder réellement au pouvoir…
 

Une vie pour le théâtre
Terzieff, mon frère
Catherine Terzieff
(Le bord de L’eau)

Une vie pour le théâtre Terzieff mon frère
Note de l’éditeur: 
 » … Cet accompagnement d’un frère atteint d’une anorexie, habité par une énorme tristesse depuis la mort de sa compagne Pascale de Boysson fut, de l’aveu de l’auteur, une souffrance et un privilège. Elle pointe dans le répertoire de ce découvreur de textes les grands sujets du moment et redonne vie à ses réflexions sur le théâtre. Parce qu’un homme de théâtre est un visionnaire, les réflexions des derniers jours de cet acteur-metteur en scène restent d’actualité : témoignage bouleversant de lucidité et de franchise, d’une grande acuité sur la mort et la perte. »
 
Laurent Terzieff. Notice biographique.
Né en 1935, il devient comédien à 17 ans dans une pièce de Brecht. Très vite, sa présence et sa voix l’imposent. A 18 ans il joue, au Théâtre de l’Odéon, de Paul Claudel : « Tête d’or » devant Charles de Gaulle. Sa carrière a été double car il s’est aussi vite pris de passion pour la mise en scène. Dès 1963, avec « la pensée » du russe Andreïev. Puis, il monte des pièces américaines, anglaises, polonaises, irlandaises; Pirandello, Shakespeare, Adamov. Grand amateur de poésie, il en fait des spectacles avec cette envie d’«interroger l’époque avec les outils de l’époque ». En 2009 c’est « Philoctète » de Jean Pierre Siméon, inspiré de Sophocle.
Claude Mauriac, qui lui a consacré une biographie en 1980, voyait en lui « un personnage de roman ». Se déplaçant avec ses archives, les manuscrits qu’il doit lire et plus de livres qu’il n’en pourra ouvrir, des lettres auxquelles il ne répondra peut- être jamais. Quelques mois avant sa mort, Laurent Terzieff a obtenu le Molière 2010 du comédien, pour ses rôles dans deux pièces, L’Habilleur et Philoctète
 
Catherine Terzieff. Notice biographique. 
Elle est documentariste et critique d’art.  Les femmes et leurs combats, le monde du travail, l’architecture et les arts plastiques l’ont largement inspirée. 

 

Extraits du livre. 
« Le bon moment pour mourir « C’est peut-être le bon moment pour mourir » me dit-il à plusieurs reprises, je grimace un sourire parfois, je réponds : « Tu sais bien, nous ne décidons pas ». Je triche, lui non. Il a décidé, le fait est là, évident. Il a accepté ou il a décidé ? Ou il a décidé d’accepter. Je ne sais pas vraiment. C’est sûr ! Je suis effrayée.
J’ai peur de cette fin, il en a peur aussi mais me donne souvent l’impression d’aimer cette peur. Je ne pense plus qu’à cela, quand et comment? Il y a quelques semaines, il me disait « vouloir bien mourir mais que cette mort soit au moins vivable ». Et là, ce n’est pas vivable… »

 

« Quand Laurent était trop fatigué pour poursuivre, il se tournait vers moi : « Ma soeur va tout vous dire ». Ce fut la période la plus pénible – aucune espérance d’amélioration. Son cas était irréversible. Il comprenait peu à peu la signification des mêmes conseils prodigués par chacun des docteurs : « Rentrez chez vous, reposez-vous, tentez de manger, je ne vois pas l’utilité de vous hospitaliser… Cliniquement, il n’y a rien – vos poumons sont en mauvais état. Vous êtes affaibli par votre dénutrition. Vous nourrir par perfusion ne pourra se faire plus de trois ou quatre jours, vos veines ne tiendront pas… cela vous fera perdre complètement l’appétit…
Le chemin fut long. Il la « relit » sa vie, sur son lit d’hôpital où l’on ne peut rien pour lui – on ne me le cache pas, on ne le lui cache pas. Il est usé, épuisé, il faudrait qu’il prenne du temps pour récupérer quelques forces, pour récupérer son corps mais il ne peut pas s’arrêter. Il est arrivé au point de non retour, celui dont mon généraliste m’avait parlé il y a quelques années répondant alors à ma question : « Jusqu’où peut-il aller ? »… « La poésie dévaste la vie courante » a dit Henry Bauchau. Laurent lui répondrait « la poésie transcende le réel ». Il voulait tirer tout vers le haut, donner de la hauteur aux choses. Il aurait ramassé des chiffons au sol pour en faire des parures de mariés, il n’y avait pas de mots sales, de pensées disgracieuses. Chaque sentiment, chaque objet pouvait se grandir et trouver sa place et son utilité… « 
 
 » Deux jours avant sa mort, Laurent recevait le décorateur scénographe, Ludovic Hallard pour une séance de travail à cette maison dite « de convalescence » où l’hôpital de la Pitié l’avait envoyé.
Cet après-midi là, Ludovic resta deux heures pleines à travailler avec Laurent, un Laurent que je retrouvais épuisé, le souffle court, mais le regard intense, illuminé de joie, comme brulant de l’intérieur : « Il me propose un décor comme je les aime : quelque chose de très simple, très beau, très inventif… il est formidable. Il faut que je retrouve ma forme. Va voir le docteur qui dirige le service, dis lui que je veux guérir vite, dis lui que je dois commencer les répétitions dès début septembre !».
Laurent délire. Cette envie brutale de vivre vient trop tard et me désarme. J’en pleurerais de rage, de regret aussi. Je le laisse sur cette terrasse, décidée à parler au médecin. Je réclame une entrevue, le coeur battant, tout à coup folle d’espoir. Je presse l’assistante de retrouver ce médecin dans les étages et de lui faire savoir que je voudrais le voir. Elle me demande de m’asseoir et me prie de me calmer…. Enfin, le voilà, le docteur en charge de ce service et qui connaît le cas difficile dont on l’a chargé, cas insoluble de celui qui veut vivre mais ne s’autorise pas à manger. Je reprends contact avec la réalité, la vraie, celle qui fait mal… »

 
« Souvent, je pense que son premier théâtre fût celui auquel il a refusé de dire adieu: l’appartement-atelier de nos parents, rue des Volontaires. Celui qui possédait une loggia et une verrière de six mètres de haut. Il suffisait de se pencher à la balustrade pour observer depuis là-haut ce qui se passait en bas. En bas, c’était la scène, nous nous y déplacions, acteurs d’une pièce improbable tandis que, sous la loggia, notre mère au piano, enchaînait fugues et sonates. Ce théâtre là, notre logement, notre nid fut en fait le premier théâtre de Laurent, non qu’il s’y donna à voir, non ! Mais c’est là qu’il observait ce qui se jouait entre les divers personnages d’une famille. Je le vois encore sur le petit côté de la balustrade, appuyé sur ses coudes et n’en finissant pas de réfléchir. C’était sa place et il s’y adonnait à son activité principale : observer. Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours vu Laurent réfléchir. C’était un adolescent réfléchi, ce fut un homme réfléchi. C’est cette image là, Laurent adolescent, accoudé à la balustrade qui m’a traversé l’esprit le jour où je découvris le film de Wim Wanders « Les Ailes du désir ». Laurent était l’ange, qui regardait nos vies… »

 

Quelques photos du livre de Catherine Terzieff…

 

 

La mémoire desmotsdeminuit…

 

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