Jon Hendricks (1921-2017): une certaine idée de la joie, et cent ans de jazz

0
576

 

La mauvaise nouvelle a couru sur les réseaux sociaux cette semaine à la vitesse de la lumière. Jon Hendricks n’est plus. Dans le rôle du triste messager, sa fille, Michele. Des mots simples, intimes et universels, pour parler de la disparition d’un papa, d’un géant du jazz.

 

Hello everyone. A sad announcement to make. Dad passed away today at 15h12. He leaves an enormous hole. But he also leaves an incredible legacy. One of the true giants of jazz has left us. I’m sadder than sad can be. Rest in peace, dad. I love you and will miss you terribly.

Michele Hendricks. 23 Novembre 2017

(« Bonjour à tous. J’ai une triste nouvelle à vous donner. Papa est mort aujourd’hui à 15h12. Il laisse un trou béant. Mais il laisse aussi un incroyable héritage. Un des authentiques géants du jazz nous a laissé. Je suis aussi triste qu’on peut l’être. Repose en paix, papa, je t’aime et tu me manques. » )
Je me souviens. C’était il y a deux, trois ans peut-être. Un après-midi de juin, au Duc des Lombards, célèbre club de jazz de la capitale. Salle froide et obscure, moment des réglages techniques avant la balance. Le jour ne sied pas au jazz. Mais ce soir Jon Hendricks est sur scène. Je dois cette rencontre à sa fille ange-gardien, la chanteuse Michele Hendricks. Après une demi-heure d’attente, il n’est pas arrivé, comme les humains ordinaires arrivent, mais il est apparu. Nuance. Et aussitôt, par sa seule présence, son élégance stupéfiante et audacieuse, cette salle triste et froide s’est ensoleillée de Jazz. Casquetté en gentleman farmer d’un tissu écossais, veste ample de chevrons brun léger, foulard arc en ciel et sourire d’éclaircie. Sa voix grave douce et souple, ses mots, sa diction précise. La sensation d’être face à un monument de mémoire, un grand témoin. Il m’a parlé de musique, d’histoire et de blues, ce qui est finalement la même chose. Je n’oublierai jamais son sens admirable de l’élégance qu’il revendiquait comme une vertu.
Jon (Carl) Hendricks a parcouru le siècle. Il naît à Toledo (Ohio) en 1921 dans une famille religieuse. Son père est pasteur. Moments faciles à imaginer. Gospel, chorales, messes et hymnes à l’église le dimanche. Mais ce qui est moins facile à imaginer, c’est le petit Jon, haut comme trois pommes, partant discrètement chanter dans les bars et restaurants de la ville. Là, il y a juste un ami de la famille qui l’accompagne parce que le gamin lui plaît bien: Art Tatum. La musique n’a pas de hasard, elle n’est que des rencontres. Le 6 juin 44, il est l’un des soldats noirs anonymes sur une plage sanglante: Utah Beach. Après la bataille, il fuira et désertera, écœuré par le racisme régnant dans l’armée américaine.
C’est en 54, qu’il découvre ce qui fera sa gloire. Il colle sur un thème de Stan Getz (« Don’t get scared« ) des paroles, qu’il chante sur les parties instrumentales, le style « vocalese« , c’est ça. Sa voix souple, son timbre rauque et puissant, et sa diction lumineuse et précise même aux tempi les plus rapides font merveille.
La gloire viendra avec le trio qu’il forme avec Dave Lambert (charpentier le jour, chanteur la nuit) et Annie Ross. Lambert Hendricks and Rossun trio pour l’Histoire. Les envolés lyriques et folles de Parker ou d’Ellington, rien ne résiste à la virtuosité de ces trois extraordinaires musiciens. Hendricks est l’auteur des paroles du trio. Son sens de l’improvisation à l’humour constant, cet art de jouer et de rebondir sur les mots fascinent tous les musiciens. Hier et aujourd’hui. En France, Mimi Perrin et les Double Six. Aux États-Unis, Al Jarreau qui le vénère et Bobby Mc Ferry qui étudia avec lui l’art du chant. Hendricks est un jongleur désinvolte qui improvise à 200 à l’heure, parfois même au dernier moment, comme ce « In Walked Bud«  qu’il enregistre avec Monk après avoir écrit les paroles quelques minutes avant l’enregistrement.

En 66, le drame frappe. Dave Lambert se tue dans un accident de voiture. Carrière solo et enregistrement où se dégage comme un diamant le fantastique « Sacred Concert » sur la musique de Duke Ellington.
Dans les années 80, il tourne dans toute l’Europe avec sa femme, Judith et sa fille Michele, toutes deux excellentes chanteuses. Partout la joie rayonnante de son chant. Son humanité.
Sa manière de faire sonner les mots peut être entendue comme une préhistoire du rap.
Laissons le mot du dernier hommage au chanteur-improvisateur André Minvielle, digne héritier, qui enregistra avec lui un disque d’anthologie « Follow Jon Hendricks…if you can.« 

Voilà. Jon est parti…Merde, j’ai dit….
TSF m’a appelé tard dans la nuit pour me l’annoncer et me demander de dire quelque chose. Je ne sais pas si j’ai dit ce qu’il fallait. Je me rappelle juste que j’en parlais comme s’il n’était pas mort. Tellement il résonne, là, sa voix, son scat, sa chère « vocalese » et ses yeux vibrants de papi volant le temps.
Dans ses mots, sa langue de jazz.
Je lui dois de faire autre chose et de m’y improviser. Lui et quelques autres qui chantent à pleine voix. Écoutez par exemple ce trio de « vocalese » Lambert Ross Hendricks.
Du grand art! Et Jon aux lyrics. Énorme.
Un salut fraternel à tous ses proches, spécialement à Michele sa fille, héritière des accents du scat que j’aime.

André Minvielle. Novembre 2017