Avoir le sens du rythme, du combat ou découvrir celui de la conversation dans le roman de Lluis Llach. Rangé de la scène depuis 2007, le « militant » de la culture catalane signe une fiction qui quadruple l’histoire : la grande, la petite, celle d’une ville, Barcelone, celle d’une idée, l’irrésistible résistance. Un vieux homme se confie à un réalisateur pour pouvoir, enfin, se déciller.
Sur près d’un siècle (le vingtième), c’est un pan de l’histoire espagnole et de sa guerre civile qui se dit dans les 26 « enregistrements » (de ce réalisateur en recherche de scénario) et autant de chapitres de ce beau roman du poète Llach. Paradoxalement le narrateur de 87 ans (« avec ses yeux outrageusement maquillés de traits bleus bleus, vulgaires mais étudiés, qui lui donnent cet air extravagant qui ne le quitte pas »), amoureux de Fellini et né comme la bande d’amis qu’il décrit vers 1920 à Barcelone, fait un récit tout en distances des événements traumatiques traversés par son pays, comme d’un bain qui ne le mouillerait pas. Son enjeu est ailleurs. Son lieu est amour. Celui qui l’unit à David, l’ami d’enfance que la dictature rendra fou. « Il ne savait pas affronter ou gérer un mot pourtant clé à l’époque : le mot brutalité. Car voyez-vous, le nouveau monde était le domaine des gens brutaux, des gens capables de la brutalité la plus perverse, sans que ni leur main, ni leur conscience tremble. Manipulation de la violence, peur, répression, torture… Tout cela était exercé avec une cruauté expéditive, jusqu’à éradiquer toute volonté de revanche ou de résistance. Ce doit être ça le fascisme, la brutalité collective. Voilà à quoi ressembler le nouveau monde. Personne n’avait préparé David à cela. »
Cruauté et brutalité partagées par tous les camps pendant la guerre, dureté des combats ouvriers qui la précèdent, conditions sociales et misère des gens de peu qui peuplent la Barceloneta (« un foyer vaste et généreux »), ce quartier de la ville qui borde le port et où l’on vit des mille métiers qui prolongent la pauvreté.
« Et en tout cas, si quelquefois nous avions du mal à déterminer de quel côté se trouvaient le bien et le mal, la cruauté du quotidien, la misère à laquelle il condamnait notre famille, la lutte révolutionnaire de nos parents ouvriers et la brutale répression que déchaînait la machinerie patronale, policière et militaire, n’invitaient pas beaucoup à la réflexion impartiale et sereine, et nous condamnaient à retomber sytématiquement dans le même camp. Le nôtre.
Bien, c’est tout pour aujourd’hui. Attention à ne pas faire tomber la tasse en rangeant votre matériel. »
Lluis Llach réussit l’enlacement de la narration de l’amour perdu, de la consomption dans une bisexualité de fuite et des horreurs du récit national dans une grande tendresse de plume et un sens aigu des combats toujours à mener. Ce maillage fait penser à celui qu’avait magistralement organisé Annie Ernaux dans « Les années » pour faire mémoire et laisser trace d’une époque.
Et le narrateur finira par ôter son fard.
Les Yeux fardés, Actes Sud, 2015. Traduit du catalan par Serge Mestre.
©Site en français dédié à Lluis Llach.
Lluís Llach était en 2005 l’invité desmotsdeminuit.fr avec la metteure en scène de théâtre Sophie Perez.
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