Les mots sans les choses. Quand les signes disent et que l’oral est muet…
« Si vous cédez sur les mots, vous cédez sur les choses » disait Freud. Voilà bien une histoire de mots. Ceux qui ne sont pas dits; ceux qui ne disent rien. Les premiers sont muets. Les seconds, « désaffectés », ne recouvrent pas la réalité qu’ils voudraient faire partager
Eric Chauvier poursuit, lui, sa recherche anthropologique sur le quotidien dans un essai, qui vaut acte de résistance à l’air du temps, Les mots sans les choses, qui souligne la vacuité d’un parler contemporain et d’un système de représentations très utile au politique dans lequel un « punk à chien », un « migrant haïtien » ou un « rom » peuvent être « toisés de la même façon » alors que derrière chacun de ces concepts, existent une singularité et le bricolage existentiel et verbal afférent.
A l’une (« Mes parents sont sourds. Sourd-muets. Moi pas. »), terriblement bavarde mais capable d’être « imperméable à tout bruit », qui vit les mots dans les gestes fait écho le propos de l’autre qui dénonce la psychopathologie du langage ordinaire. Tout le monde aujourd’hui dit « parano » ou « schizo » mais « par suite d’un usage inapproprié des concepts, parler clairement est devenu impossible au quotidien ».
A l’une, le manque d’oralité mais l’efficacité, dans la culture des sourds, de la langue des signes. A l’autre, la critique dans nos sociétés d’une abondance verbale et conceptuelle qui lisse, recouvre et étouffe le réel. Les deux se répondent étrangement dans la lecture croisée de leurs textes.
« Toi veux bite? »
« Entre sourds, on est assurés de partager le même niveau de communication, de compréhension et de connaissance. On est du même monde. » observe Véronique Poulain qui n’en peut mais et qui comprend que son père puisse regretter de ne pas avoir eu une enfant sourde. Dans cette narration aigre-douce et toujours sensible de la formation d’une identité familiale bilingue se lit en creux un amour qui cherche toujours le moyen de se dire: « Depuis qu’il a un téléphone portable, mon père me l’écrit. Et c’est par texto que je lui réponds que, moi aussi, je l’aime. Mais quand je suis avec lui, il m’est impossible de le regarder dans les yeux et de le lui dire. Ma bouche reste fermée et mes mains dans les poches. » Alors qu’avec tout le corps –qui, incliné vers l’avant ou l’arrière, donne la notion de temps- ce sont elles qui devraient s’agiter et parler. Pour être compris, un sourd doit être regardé dans ses gestes, ses expressions, ses imperceptibles mouvements corporels. « C’est épuisant » note l’auteure qui raconte, dans une série de scènes brèves, cette gigantesque partie de cache-cache, aussi amusante que rugueuse que fut sa vie d’enfant et d’ado. Elle fédère la détestation, le besoin d’oraliser, de se moquer ou d’éluder les regards hostiles dans le métro. La petite Véronique s’imagine une autre vie mais, faute de pouvoir échanger normalement avec l’autre, le parent, lui viennent aussi des envies de mourir. Elle « dévore les mots qu’on ne lui dit pas » et le premier qu’elle écrit est cheval, « le nom du père pour un poulain ». Elle adore ses grands-parents mais doit entendre leurs conseils: faire attention pour sa progéniture au « handicap » de ses parents.
« On dit « muets », sourds et muets. Idée reçue. Les sourds parlent. Ils ont une voix. Ils ne la contrôlent pas, ils ne la placent pas mais elle existe. Elle est atroce. » Et la gamine de faire avec cet oral qui stigmatise quand maman l’appelle dans un magasin, quand l’oncle Guy « ronronne » ou « grogne », quand dans la chambre voisine, sans retenue, se jouent des scènes originaires. Ce texte installe une superbe leçon d’acceptation et de tolérance. Véronique Poulain rappelle au passage qu’il a fallu des combats acharnés pour que cette « culture sourde » trouve droit de cité. La langue des signes n’a été reconnue en France comme langue d’enseignement qu’en 2005 et Emmanuelle Laborit obtient un Molière en 1993 pour Les enfants du silence.
« Dans le champ lexical de la sexualité… le signe ne laisse place à aucune équivoque. Alors que les mots suggèrent, les gestes imposent. Leur crudité heurte les entendants parce que ces gestes anodins pour les sourds sont les mêmes que nous faisons, nous, lorsque nous voulons être grossiers et nous cachons pour les faire. »
Des mots sans « la chose »…
Ce donner à voir ou à entendre est pour Eric Chauvier ce qui manque à nos langages contemporains confits dans la référence théorique. Son terrain d’étude et d’humanisme reste celui du quotidien; de la marge; des insultes racistes dans le monde des travailleurs saisonniers; des résidents des quartiers les plus pauvres, « descendants frustrés des Lumières ». L’anthropologue tient à distance sa discipline et ses maîtres. « En dépit d’une belle écriture, les théories qu’ils fondèrent parurent parfois si simples et si rigides qu’à les lire, l’impression subsiste d’un ensevelissement de ce qui fut observé au profit d’un décret émis au nom de la science. Par tous les moyens, on dissimula les visages. On étouffa les paroles. On escamota les anomalies. » Pour lui, les sciences humaines peuvent permettre de « vendre l’invendable » et à neutraliser toute forme de remise en cause. « »Les « ethnies », les « identités », les « marges sociales » sont présentées comme des réalités, avec des poils, des odeurs et de la salive. Elles s’indignent et elles souffrent comme les autres êtres humains… Quant aux préconisations de Spinoza et de Wittgenstein de ne pas faire aboyer les concepts, elles sont presque sans effet. » Pour l’universitaire, ces constructions intellectuelles que les profanes ont métabolisées arasent les aspérités du vécu et ne permettent plus à l’individu en souffrance, dans sa singularité, de se bricoler un récit. Une réunion d’enseignants est parasitée par la notion de « fait religieux » qu’impose le modérateur. Dans une institution de remise à niveau scolaire, Younes dit, en soupirant, vouloir « faire de l’événementiel ». En matière d’urbanisme, le concept de « ville-monde » s’impose mais dans cette « ville globale », les façons de parler « sont calibrées: dans la toile des réseaux urbains plantaires, le passant n’a plus à décrire sa vie locale et ses micro-incidents. Il peut parler de lui comme d’un citoyen mondialisé, qui résonne et qui « réseaute » à grande échelle. Il est le système. » Eric Chauvier fustige les think tanks, ces grands pourvoyeurs de « concepts démocratiquement brevetables » et de modèles de gouvernance qui nous poussent « désormais à confondre un monde social sans tension et un monde social sans mots évoquant des tensions. »
Véronique Poulain. Les mots qu’on ne me dit pas. Stock
Eric Chauvier. Les mots sans les choses. Allia
©Le MagazineLittéraire
La critique Littéraire desmotsdeminuit.fr
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