« La distance qui nous sépare » de Renato Cisneros : autopsie d’une filiation
« La distance qui nous sépare » (Christian Bourgois) du péruvien Renato Cisneros ouvre l’abîme de l’origine. Des questions et des souvenirs creusés à n’en plus finir. Des années à chercher des lieux et des mots pour dire le fils qu’on est et le géniteur qu’on pense avoir eu : il réussit la gageure de cerner l’ambivalence irrémédiable de l’amour filial en devenant « le père littéraire » de son père
Le général Luis Federico Cisneros Vizquerra est né en 1926 à Buenos Aires et est mort en 1995 à Lima. Cancer. Homme d’influence d’une décennie de dictature militaire (1968-1978), ministre de l’Intérieur de 1976 à 1978, puis celui de la guerre de1980 à 1985 sous la présidence moins kakie de Fernando Belaunde Terry, « El gaucho » fut donc un donneur d’ordres et un serviteur de junte. « Le ministre le plus redoutable de cette époque qui était déjà elle-même redoutable » écrit son fils. Il fut un partisan très controversé d’une lutte impitoyable contre les guerilleros communistes du Sentier lumineux. Ses années, comme celles du pays, furent de plomb. Ce livre a pour toile de fond cynique l’histoire d’un pays et travaille le portrait pointilliste d’un copain de Kissinger, Pinochet et Videla, d’un ami de tortionnaire qu’il a hébergé et caché, en interdisant une partie de sa maison à sa famille. L’essentiel est ailleurs.
Luis Federico est aussi un papa nombreux. Comme on qualifierait une famille ou comme il serait dit d’un séducteur qu’il est invétéré.
Pater familias et patria potestas* …
Ça, il le fut aussi, à l’instar de son père et du père de son père. Le général -deux mariages dont le second prête à incertitude et trois enfants dans les deux cas de figure- fut donc une belle incarnation de l’atavisme. C’est l’autre question du fils écrivain.
Enquêtant sur la généalogie cavalière, entre Argentine et Pérou, de sa famille, Renato Cisneros, recense les amours sans nombre, les adultères, les vrais faux mariages qui rendent bâtards. Travail de longue haleine pour « donner une épaisseur à la matière que j’avais réunie pendant de nombreuses années ». Ce pourrait être drôle, latino-américain en diable. Derrière les frasques des ascendants mâles de l’histoire, on lit l’angoisse de l’origine d’un fils aimant qui, en écrivant, se cherche comme homme et qui finit par se trouver : il est le « père littéraire » de son père.
L’humeur de mon père influait sur le climat intérieur : si nous étions en hiver, sa joie pouvait faire oublier le froid derrière les vitres ; ses colères transformaient le soleil le plus vif en un disque médiocre ; ses états d’esprit intermédiaires simulaient l’automne ou le printemps dans la famille. Voilà, lorsque j’étais enfant, un des nombreux pouvoirs que je lui attribuais. Et c’est grâce à ces facultés et à d’autres que j’étais fier de lui.
Car l’écrivain réussit à fixer toute l’ambivalence de la relation qui l’a uni à celui qu’il a perdu à 18 ans. La tâche est aussi difficile que ce livre est remarquable dans ce qu’il dit d’une filiation aussi acrobatique et incertaine. Entre une adolescence qui réclame en vain une tendresse et une maturité qui refuse un autocrate qui muselait la presse, arrêtait les journalistes, menaçait l’une de ses filles -l’étudiante prostestataire- estimait qu’on n’était jamais assez radical dans la répression du terrorisme.
Aimer jusqu’à la déchirure ..
A-t-il été lui-même un assassin, le commandiatire de meurtres d’opposants? Son fils tente de répondre à cette question. Il enquête, fouille les archives et les clichés, se livre à l’« autopsie générale » de tous les cadavres exhumés des placards de la famille et de la presse d’époque. Paradoxalement, ce livre rend captif son lecteur dans la biographie romancée d’un attelage père fils qui mêle la mémoire d’un enfant protégé et celle d’un dignitaire sûr de lui et dominateur, à la caserne comme à la maison, aux neuf paquets de cigarettes par jour. Patchtwork lucide et critique, courageux et honnête, sans autre forme de condamnation ou de réhabilitation.
Ce que j’essaye de vous dire, c’est que le mariage de vos parents ressemble vraiment à un mythe. Vous êtes l’enfant d’un mythe. D’une certaine façon, nous le sommes tous. Ce que vous avez raconté a certainement eu lieu, mais il n’y a rien qui puisse l’accréditer. Comme vous en êtes le produit, un nid d’incertitudes a dû peu à peu se former dans votre inconscient. Ce n’était pas de l’incertitude que vous ressentiez lorsque vous espionniez le courrier électronique de Pierina?
Tout commence dans le cabinet d’un psychanalyste où l’auteur, sortant de rupture douloureuse, est confronté à la rencontre improbable de ses parents. Ce sont alors autant de certitudes qui s’effondrent. Celles qui le berçaient depuis la mort de son père vingt ans auparavant. Cette séance est à l’entame de ce livre.

Ed. Christian Bourgois – 320 pages. « La distancia que nos separa » Traduit de l’espagnol (Pérou) par Serge Mestre.
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