La Normandie est le terroir le plus généreux du monde, tout y pousse. 24h de « végétalisme intégral » devraient donc se révéler possibles. C’est sans compter son histoire agricole intrinsèquement liée à l’élevage… Bref, j’ai eu faim…
La petite bête …
Mon projet de la journée consiste à la vivre sous contrainte vegan et je suis encore dans mon lit quand je commence à lister les pièges dans lesquels je ne dois pas tomber.
Comme j’exploite des moutons pour la viande et la laine, ma profession est un premier blasphème. J’ai donc pris mes précautions et suis aujourd’hui remplacée pour surveiller le troupeau, nourrir les chiens et câliner les chats de la bergerie. Premier piège facilement évité!
Mon regard se pose alors sur mes chaussettes en mohair qui dépassent de mon édredon en laine, à côté de mon coussin en duvet recouvert d’une taie en soie (chèvre + mouton + oie + vers). Je perçois que l’adaptation ne sera pas facile.
Avec mes draps en lin et mes chaussettes en acrylique, j’ai froid. Je tente de trouver une position confortable sur un coussin en noyau de cerises. Sa couleur rouge m’intrigue: « teinture naturelle à la cochenille ». Le cinquième animal caché dans ce lit! Autant se lever.
À cache-cache…
Mon petit déjeuner: flocons d’avoine au lait végétal sans beurre ni miel. J’en mange beaucoup car je pressens que la journée sera frugale. Comme mon maquillage n’est pas complétement labellisé (donc potentiellement testé sur des animaux) je m’abstiens. J’évite le baume nourrissant à la lanoline (gras de laine de mouton). Si je possédais la crème au caviar de la marque « la prairie », je l’éviterais aussi. Mes produits de douche sont faits artisanalement avec du lait d’ânesse, je les écarte. Le gros cube de savon de Marseille devrait pouvoir s’y substituer mais en réfléchissant à la composition des ingrédients (huile d’olive et laurier), je réalise que sans abeille pour fertiliser et générer une fructification, les olives ne poussent pas. Dans le cas d’essaims sauvages, on ne peut pas suspecter d’exploitation ces braves travailleuses, mais dans le cas de ruches mobiles que l’on déplace volontairement dans les zones à polliniser, qu’en est-il? Je m’octroie de fermer les yeux sur ce sujet et me réjouis que ma trousse, qui n’est pas en cuir, ne contienne ni rouge à lèvres à la graisse de baleine, ni parfum au musc, ni de crème antirides au collagène.
À force de vouloir…
Ma matinée est consacrée à composer mes repas, car la crainte de souffrir de la faim me taraude. Je commence par aller voir un paysan-boulanger, dont je présume qu’il va cocher toutes les bonnes cases avec son assemblage de céréales locales et sa meule à l’ancienne! Je vérifie qu’aucun animal n’a été exploité pour aboutir à ces belles miches, car voyant des moutons dehors je m’inquiète. Ce « cornichon » m’avoue qu’il les fait pâturer sur les chaumes de ses céréales, ce qui nettoie le sol des mauvaises herbes, le fertilise et le prépare à la culture suivante. Je finis par lui acheter son pain « le moins local », celui dont il n’a pas cultivé les céréales ni meulé lui-même la farine, car je suspecte son moulin à eau d’avoir un lien avec les saumons et les anguilles. Non pas que ces animaux meuleraient eux-mêmes les céréales sous les coups de fouet; l’exercice vegan rend parano. Le pain avec lequel je repars n’est peut-être pas exempt d’exploitation animale, mais l’absence de traçabilité m’arrange.
Après l’éprouvante expérience de la culture céréalière, me rendre chez des producteurs de légumes bio m’apparait comme une valeur sûre. Que nenni! ils m’expliquent l’impossibilité de faire pousser des légumes sans fumier, sans coccinelles introduites pour manger les pucerons ou lombriculture pour accélérer le compostage des déchets organiques.
Compatissant à mon défi vegan, ils m’aiguillent vers un jeune permaculteur, qui travaille en cohésion avec son biotope. Je les arrête tout de suite: si la permaculture consiste à introduire volontairement des canards et des poules dans un potager pour manger les limaces, et que l’on mange ensuite ces dévoués légionnaires, alors ce permaculteur ne rentrera pas dans mes critères.
Nous réfléchissons ensemble et nous nous souvenons de ce maraîcher qui boycotte le fumier de vache pour une fertilisation avec des algues qu’il ramasse lui-même sur la plage. Cet homme est ma providence. Je fonce! Catastrophe, il est en plein essai de binage avec un âne car il se tourne depuis peu vers la traction animale pour s’affranchir du tracteur. J’en défaille, me serre la ceinture et me dis qu’un coup à boire m’aiderait à dompter les heures pendant lesquelles je vais jeûner.
Le maraîcher débouche une bouteille de cidre en me désignant au loin la pommeraie d’origine. Des génisses normandes pâturent nonchalamment entre les pommiers, selon le principe traditionnel du pré-verger. Je repousse mon verre avec dépit.
Il me propose du vin, que j’accepte en faisant semblant de ne pas remarquer la mention « biodynamie », qui signifie que ce viticulteur a enterré dans sa vigne une corne de vache remplie de bouse fermentée.
Il faut savoir s’arranger avec sa conscience, non?
En sirotant ce vin naturel, je réfléchis au principe de la fermentation par les levures, me demandant si les colonies de microbes que l’on développe artificiellement peuvent être considérées comme des animaux exploités? Je décide que non en versant du vinaigre sur ma quinoa, bénissant les Incas de ne pas utiliser de fumier de lama dans leurs cultures. Merci à eux d’expédier ce trésor en Europe par cargo géant afin que les vegan et les « no-gluten » puissent se nourrir, en paix avec leurs convictions.
L’appétit se réveillant, j’accepte également des morceaux de tofu sautés à l’huile de coco. Heureusement que la forêt amazonienne offre d’immenses perspectives de culture de soja. La polyvalence de cette légumineuse pour remplacer les protéines animales est géniale!
Et toc, j’ai réussi mon repas vegan!
Les rescapés …
J’avais prévu de consacrer mon après-midi à divers loisirs pour me tenir éloignée de mon troupeau. Mais j’ai dû décliner toutes les propositions: la pêche à pied n’est pas compatible, la sortie en bateau non plus car le propriétaire compte relever ses casiers à coquillage. J’avais naïvement prévue de visiter une ferme pédagogique voisine, mais ce club équestre a le double mauvais goût de prétendre sauver des races anciennes (non mais, les races, quelle invention humaine égoïste!) et de recevoir ce jour-là un groupe d’enfants handicapés venus thérapeutiquement profiter du contact avec les animaux.
Voir tous ces steaks sur pattes, objectivement, va me donner faim. Je m’ennuie tellement que je rentre me coucher sur un matelas gonflable, dans un sac de couchage à 9,95 €, probablement cousu par des bambins de 6 ans exploités en Asie. Mais enfant ≠ animal. Je me sens en cohérence.
Je m’endors en listant avec satisfaction les animaux que je n’ai pas exploité aujourd’hui: mouton, chèvre, vache, alpaga, cheval, âne, cochon, abeille, saumon, anguille, cochenille, oie, vers à soie, esturgeon, baleine, lombric, coccinelle, vison, coquillage, lama…
Le chat me réveille pour se soumettre à ma cruelle exploitation, il m’apporte un mulot qu’il négocie contre un câlin. Il a ouvert la porte aux chiens qui bondissent de joie, leur laisse dans la gueule. Eux aussi réclament d’être exploités?
Bande de masos. N’avez-vous pas compris que c’est votre journée de libération du joug humain?
La personne chargée de surveiller le troupeau m’appelle en panique: les brebis se sont échappées. Elles ne retrouvent plus l’entrée du champ, ont soif car le ruisseau est à sec, bêlent pour du foin. L’une d’entre elle boite horriblement, une autre est coincée sur le dos. Elles souffrent de la chaleur. Quand vient le tondeur pour les soulager?
Tenez bon les filles, j’accours pour vous exploiter!
♦ Stéphanie Maubé dans l’émission de France Inter « On va déguster« : (ré)écouter (6 mai).
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