Les néo-paysans sont-ils les nouveaux gourous urbains? #83
J’ai la chance de vivre depuis quelques mois une expérience nouvelle. Je suis une néo-rurale comme de nombreux-ses autres, sauf que je suis tellement bavarde que j’accepte tous les projets visant à communiquer. C’est en cela que je diffère de mes consœurs et confrères, qui cultivent la devise « Pour vivre heureux, vivons cachés » ou ont tellement la tête dans le guidon et le banquier à leur porte qu’il-le-s mobilisent leur énergie pour consolider leur ferme.
Dans mon cas, communiquer a été un réflexe salutaire. A la fois pour rompre la solitude de mon métier d’éleveuse, mais aussi pour m’assurer que je ne suis pas folle en relatant les absurdités de la réalité agricole. Il me semble nécessaire de raconter et décrypter ce qui se passe « sur le terrain » avec un vocabulaire simple, ni Énarque ni Zadiste, afin que tous les gens concernés (c’est-à-dire tous les humains qui souhaitent manger, boire et respirer) comprennent pourquoi l’agriculture est si difficile à assainir. Pourquoi le projet qui semble simple de « se nourrir sain et local » est actuellement inatteignable. Et pourquoi agriculteurs et citoyens ne parviennent pas à comprendre les contraintes de l’autre.
Témoigner
Ma contribution consiste à témoigner autour de ce que j’ai analysé en 10 ans: la viande de mouton, l’éco-pâturage, les races locales, la laine, les circuits courts, la rentabilité, la place de la femme, le syndicalisme pyramidal pour se faire représenter… Nous sommes plusieurs à aimer nous exprimer, surtout des femmes, et comme la société toute entière s’interroge actuellement sur sa qualité de vie, le sens de sa destinée et la cohérence de métiers désincarnés, on nous tend particulièrement le micro.
Nos engagements inspirent des réalisatrices: l’éleveuse Émilie dans La Ferme d’Émilie, Maguie dans Les chèvres de Ma Mère, la maraîchère Héloïse dans Réparer la Terre, la productrice de plantes aromatiques Anaïs s’en va en Guerre, et votre humble serviteuse dans Jeune Bergère. Ou des livres, que l’on écrit nous-mêmes, seule ou en collaboration, ainsi que des articles et des publications. Cette parole libérée est une brèche géniale pour faire entendre des voix féminines qui traditionnellement, se faisaient discrètes au fond de la ferme familiale dont on sortait peu. Presque une révolution dans le monde agricole: les femmes s’expriment sur un métier pour lequel elles n’avaient même pas de statut jusqu’à récemment!
Vous nous entendez ? Vous nous entendez !
La question vraiment révélatrice: qui écoute notre parole?
Les décideurs agricoles tendent-ils l’oreille vers notre point de vue? Les gros messieurs qui président les chambres d’agriculture, les coopératives ou les collectivités territoriales ? Les chefs de service des administrations qui régissent notre profession, les techniciens du Ministère de l’agriculture ou de la PAC?
Hélas non, notre parole n’interpelle pas ceux qui sont aux manettes de l’agriculture. Notre voix touche celles qui nous ressemblent: les femmes, qui sont allées au bout de leur projet professionnel citadin et cherchent désormais à s’épanouir avec davantage de sens. Ce sont elles qu’interpellent nos témoignages, car ils contribuent à nourrir leurs cheminements personnels. Nous découvrons la multiplication incroyable de ces aspirantes à la néo-ruralité, qui semblent représenter un pourcentage croissant des citadines de 35 à 50 ans! « Nous », ce sont 10 néo-paysannes réunies par l’une d’entre elles dans un essai: Linda Bedouet, transfuge de l’immobilier au maraîchage bio puis à l’accompagnement de projets agricoles innovants. Linda a réuni nos expériences dans un livre au titre explicite Néo-paysannes, une belle chance de développer toutes les nuances de la reconversion agricole. Oui c’est trash (la solitude, la rudesse physique, le manque d’argent) mais surtout oui, c’est épanouissant car nous avons trouvé notre place dans la société.
Si contribuer à un livre collectif est une expérience enthousiasmante, les portes qu’elle ouvre sont étonnantes! Et déstabilisantes au regard de la découverte sociale qu’elle entraîne. L’effet « Paris » décuple évidemment la résonance (ça change du Centre Manche!). Entre l’accompagnement du film et du livre, j’ai ainsi découvert en quelques mois les causeries, débats en projections, ateliers de réflexion en groupe, « facebook live », « collab » avec de nombreuses dynamiques (La Ruche Qui dit Oui, Kisskiss Bankbank, cinémas associatifs, festivals solidaires, etc…). Une merveilleuse effervescence autour de la néo-ruralité.
Alors oui, c’est génial de témoigner, et que notre néo-parole soit écoutée. Mais où poser les limites de l’exercice? Je me heurte à certaines contradictions.
Une transition réussie ?!
Les femmes qui viennent à notre rencontre sont en quête d’elles-mêmes. Leur perception de notre message passe par le filtre de leur démarche à elles. Elles ne nous questionnent pas sur notre projet mais sur le leur, attendent conseils et aiguillages. Sommes-nous des coachs à la reconversion? Non, nous ne pouvons pas leur faire un bilan de compétence ni du conseil en gestion agricole.
Comment communiquer avec légitimité sur la notion de « transition réussie ». D’ailleurs, comment mesurer une réussite? Bien sûr que l’on semble épanouies, mais nos situations sont précaires. Même si nous rigolons en racontant qu’on a vécu des années sans chauffage, conduit sans assurance, piqué des légumes dans les champs ou supplié notre conseiller RSA de ne pas nous couper les vivres… On n’en tire pas un souvenir glorieux. Et on n’est pas sûres de conseiller chaleureusement l’expérience. Surtout à quelqu’un qui a une famille à charge, qui est habitué aux 35h et au salaire automatique, aime les vacances à l’étranger et les dimanches à chiner chez les antiquaires. Avons-nous communiqué notre passion avec trop d’enthousiasme et pas assez de réalisme? Avons-nous un devoir moral de ne pas les laisser naïvement foncer dans le mur? Mais un positionnement sombre et décourageant ferait-il avancer notre cause agricole? Je suis partagée. Et si je publiais sur les réseaux sociaux des photos moins esthétisantes, ce serait moins trompeur?
Mais peut-être que je m’inquiète pour rien. Peut-être que ce regain d’intérêt pour la néo-paysannerie n’est qu’une étape dans des cheminements plus vastes de développement personnel. Les chiffres des installations agricoles n’ont pas bondi, les passages à l’acte ne sont pas si nombreux ni si durables. Les projets agricoles concrets se passent sur le terrain, sans tambour ni trompette, sans coaching ni débauche de stage en permaculture, dans le labeur silencieux d’un bras de fer pour trouver du foncier, et non dans un sublime lieu écolo-branché au cœur de Paris.
Peut-être que la tendance galopante que je découvre ces derniers mois n’est pas de devenir néo-paysanne, mais de s’autoriser à en caresser le projet, et ressentir le frisson libertaire de l’envisager, garder en tête cette possibilité sans passer à l’acte, pour mieux supporter le quotidien parisien. Tout en faisant défiler sur Instagram d’exquises photos champêtres, blottie sur un canapé Habitat en coton certifié, devant une infusion bio.
PS : Trêve de taquinerie, nous avons fini notre intervention d’hier par:
Oubliez tout ce que l’on vient de dire et foncez ! Si vous avez la conviction que vous allez mourir en restant à Paris et que votre destin est dans un champ, alors rien ne peut vous en empêcher!
► “Une bergère contre vents et marées”: tous les épisodes
► Voir tous les épisodes . Ce lien est bon
♦ Stéphanie Maubé invitée de l’Emission # 578 (7/03/2019)
♦ Stéphanie Maubé, le film “Jeune Bergère” de Delphine Détrie (sortie: 27/02/2019)♦ Stéphanie Maubé dans l’émission “Les pieds sur terre” – France Culture: (ré)écouter (07/04/2015)♦ Le portrait de Stéphanie Maubé dans Libération (26/02/2019)
♦ Stéphanie Maubé dans l’émission de France Inter “On va déguster“: (ré)écouter (6 mai 2018)
♦ Le site de Stéphanie Maubé
► desmotsdeminuit@francetv.fr
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