La carotte, ligne Maginot de l’agriculture moderne #85
Second légume préféré des français, la carotte vit depuis quelques mois une drôle d’aventure. Elle se retrouve l’objet d’un bras de fer entre les deux orientations agricoles qui tiraillent notre pays.
Ce qu’il y a de vraiment fascinant, c’est que cet humble légume n’a rien représenté de glamour pendant plusieurs décennies. Qu’elle soit dédiée au bœuf bourguignon, purée infantile ou râpée à la cantine, son potentiel tendance a éclos il y a une décennie, quand la nuance de ses variétés a été remise en valeur.
Avec sa bande de potes les légumes-racines tordus, elle a incarné les « légumes d’antan », ouvrant la voie à l’avènement des panais, scorsonère et rutabaga. Ces derniers étaient du genre authentiquement beaux en photo mais pénibles à retrouver trop régulièrement dans un panier AMAP. Parce qu’autant un panais en rondelle dans une poêlée, ça passe, autant un velouté de topinambours hebdomadaire, ça lasse.
La carotte a alors constitué le Légume Ancien Pour Les Nuls. Grâce à ses différentes couleurs et formes, elle donnait l’impression d’une certaine audace, alors que son goût était celui – rassurant – d’une bonne vieille carotte des familles.
Loin des circonvolutions parisiennes concernant la courbe de glamour de la carotte, dans ma contrée normande, on la fait pousser. Non seulement on la cultive, mais on ne cultive presque qu’elle! Pourquoi cette orientation monoculturale? Car notre littoral est constitué de terres sableuses propices au développement souterrain d’une belle racine lisse, qui n’est entravé ni par la rencontre d’un caillou, ni par la dureté du sol. L’autre atout de la culture dans le sable, c’est son pouvoir drainant qui permet de laisser la carotte en place même quand la pluviométrie hivernale s’intensifie. Dans des terres lourdes, l’excès d’eau fait pourrir les légumes-racine : il faut les récolter à l’automne et les conserver en chambre froide afin de les distiller sur les étals tout l’hiver. Grâce au sable, pas besoin de chambre froide: il constitue l’endroit le plus sain pour conserver la carotte tout l’hiver, afin de ne la récolter qu’au moment de la vendre. Elle est d’ailleurs souvent emballée directement dans le champ.
C’est ce processus court qui assure sa fraîcheur et fait de la carotte des sables un légume croquant et savoureux tout l’hiver, plébiscité en gastronomie.
Alerte orange
Mais il y a un hic: au fil du temps, la pole position de la carotte des sables a éclipsé presque tous les légumes locaux. Sa demande commerciale étant bien plus forte que celle des poireaux ou des navets (nos deux autres productions phares), les producteurs ont naturellement augmenté sa culture, au détriment des règles de rotations ou jachère. Pas par « appât du profit » comme on l’entend souvent dire avec mépris, mais par obligation de tenir le cap, vu les coûts engendrés. Un « coût de production », c’est l’argent qu’un agriculteur doit sortir direct sur la table pour lancer la production, sans garantie de récolte fructueuse. Et le coût de production de la carotte constitue un investissement très élevé: non seulement la semence est onéreuse, mais c’est un légume qui nécessite beaucoup de main d’œuvre manuelle, notamment pour l’éclaircir, la sarcler et la récolter. Car oui, même en agriculture conventionnelle, les champs sont remplis d’ouvriers agricoles qui font le job à quatre pattes. Et ce coût de main d’œuvre, élevé en France, constitue le principal poste de compétitivité avec nos pays voisins.
Comme l’agriculture paye mal, les producteurs ont rarement la trésorerie disponible pour financer la mise en culture d’une année sur l’autre. Ils lancent souvent leur production à crédit, demandant à la banque des avances, et aux fournisseurs des délais de paiement étalés sur plus d’un an. Pour tous les chefs d’entreprise, la pression est terrible : carotte ou pas carotte, les salariés attendent chaque fin de mois leur salaire. Déjà stressant, cet équilibre peut basculer en quelques jours à cause d’un ravageur, d’un parasite ou d’une maladie, ou d’une sinistre météo. Il arrive que plusieurs mois de travail soient gâchés, réduisant la récolte à néant ou l’abîmant tellement que ce qui reste de commercialisable ne pourra pas couvrir le coût de production. D’autant que selon l’adage Avant l’heure, c’est pas l’heure. Après l’heure, c’est plus l’heure: quand on loupe une mise en terre, il faut attendre le retour de la saison propice, l’année suivante, pour la relancer. On ne peut pas se repositionner à court-terme.
Ce petit paragraphe n’a pas pour objet de préparer le terrain à un coming-out pro glyphosate de ma part ! J’avoue qu’il sonne bizarrement ainsi, mais il sert de préalable pour comprendre la sociologie de la carotte. Ce qui m’apparaît plus constructif à expliquer, c’est que les enfants de ces producteurs et ouvriers agricoles remplissent nos collèges. Ils animent nos associations sportives et s’engagent comme pompiers ou sauveteurs en mer. Ce sont eux qui font vivre ce territoire. Et les carottes, elles font vivre des cabinets comptables locaux, des producteurs de cagettes en bois, des sociétés locales de transport routier, des unités de transformation de légumes déclassés, des familles entières. Baser toute l’économie d’une zone sur une carotte de qualité discutable est certes dangereux mais retirer brutalement la carotte qui en est à la base, c’est provoquer l’effondrement de tout le château de cartes. En écrivant cela, je pense à une certaine bien-pensance écolo, donneuse de leçon depuis une planque parisienne: vous faites la tronche quand votre école de quartier est menacée de fermeture ? Ou la Poste, ou la boulangerie. Et bien nous aussi, figurez-vous. Parce que nous devrons parcourir 20 km pour trouver l’école la plus proche. C’est une réalité. Vous faites la tronche parce que vous n’aimez pas les vilains agriculteurs qui polluent la nature? Sachez que les deux sont liés. La corrélation est moins palpable depuis votre ville bien achalandée en épiceries bio, mais ici c’est concret: des producteurs de carottes ont commencé à licencier par vague de 40 salariés. Notre économie va vaciller, des villages vont se vider, des commerces et écoles vont se fissurer.
Nous déplorons tous que les pratiques agricoles vertueuses soient si difficiles à généraliser. Soit parce que les filières sont coincées dans des impasses, soit pour des impossibilités techniques (manque de terre pour faire des rotations longues, manque de rentabilité de certains légumes face à la concurrence étrangère, manque de main d’œuvre spécialisée,…)
Quoi de neuf docteur ?
En comprenant cela, il devient difficile de blâmer de manière simpliste, ou boycotter sans comprendre. Surtout si c’est pour acheter des légumes désignés comme bio importés d’ailleurs. Leur manque de transparence, les réinterprétations du cahier des charges ou l’esclavagisme humain qu’ils induisent parfois, concourent-ils à maintenir des écoles ouvertes dans les territoires français ? Non, les légumes bio d’Espagne ne nourrissent pas plus notre économie que notre art-de-vivre. D’autant qu’ils utilisent des produits qui sont interdits en France.
Alors, faut-il choisir entre économie rurale et production d’aliments qualitatifs? La carotte, par son appartenance forte à la gastronomie française, est écartelée dans ce débat. Sorte de symbole déchiré entre deux visions de la ruralité. On peut la considérer comme le socle nécessaire d’une économie locale et équitable, ou encore la voir comme une muse fragile à libérer des pesticides. Une Marianne qui se chercherait, hésitant entre la défense de son petit peuple ouvrier et un idéal agricole noble, encore inatteignable pour cause de libre-échange et politique agricole commune.
Note : les méfaits sur l’environnement comme sur la santé humaine des excès d’intrants chimiques ne sont plus à démontrer et il n’est pas question ici de les défendre.
Cette chronique porte sur la dualité de jugement entre le monde rural qui produit, et les injonctions des consommateurs, qui ont souvent des œillères et ne voient que leur intérêt direct à court-terme. J’espère apporter des éléments de nuance qui contribuent à appréhender dans son ensemble cette immense problématique qu’est l’évolution de l’agriculture française.
La conversion bio n’est pas impossible, mais elle est terriblement difficile à cette échelle. Elle nécessite une assise financière et technique plus que solide, de la patience et de l’abnégation, et la mise en péril de toute l’entreprise pendant les trois années de traversée du désert financier. Les soutiens officiels et administratifs sont insuffisants. C’est une démarche longue et courageuse, que n’entreprennent pas les producteurs d’un certain âge, qui jouent contre la montre pour tenir jusqu’à la retraite. Après eux, le déluge (enfin, bien souvent, la disparition de l’entreprise avec ses terres mortes).
► “Une bergère contre vents et marées”: tous les épisodes
♦ Stéphanie Maubé invitée de l’Emission # 578 (7/03/2019)
♦ Stéphanie Maubé, le film “Jeune Bergère” de Delphine Détrie (sortie: 27/02/2019)♦ Stéphanie Maubé dans l’émission “Les pieds sur terre” – France Culture: (ré)écouter (07/04/2015)♦ Le portrait de Stéphanie Maubé dans Libération (26/02/2019)
♦ Stéphanie Maubé dans l’émission de France Inter “On va déguster“: (ré)écouter (6 mai 2018)
♦ Le site de Stéphanie Maubé
► desmotsdeminuit@francetv.fr
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