La bergère DMDM #49: Rustic, c’est chic !
Une certaine réflexion agricole estime la quête de rusticité du dernier chic! Cela dit, est-ce authentique, pratique ou utopique? Peut-être tout simplement « superfragilistic »* …
Ce courant, initié par des AMAP puristes puis élargi aux marchés bio parisiens, a constitué un snobisme citadin. Topinambours, boules d’or, panais et rutabaga deviennent alors incontournables dans le vocabulaire d’un certain milieu social, parallèlement à l’acception de leur formes et tailles aléatoires. Une carotte s’est vu pousser deux pattes parce qu’elle a rencontré un caillou pendant sa croissance? Cela la dote d’un « storytelling terroir » plus poétique qu’une standardisation millimétrée, qui rend interchangeable une carotte hollandaise avec une carotte des Landes.
Pourtant, l’un des arguments visant à ressortir ces légumes des oubliettes est la rusticité. Terme qui s’apparente à « sobriété de culture » ou « résistance ». D’un point de vue agronomique, le concept est évidemment séduisant! Il s’oppose aux variétés contemporaines, fragilisées par l’exigence de haut rendement, qui nécessitent de nombreux pesticides et traitements pour parvenir à pousser dans des sols morts. La rusticité, au contraire, induit une notion de culture respectueuse: le légume prend son temps pour croître à son rythme, se défend lui-même contre les attaques de parasites, sera plus riche en nutriments et en goût, car récolté avec amour à maturité, non gorgé d’eau ni d’intrants chimiques. Bref, il sort du jardin de notre grand-père, encore mouillé de rosé.
A tous ces atouts s’ajoute une « dénomination territoriale » alléchante, car le nom des variétés évoque une origine géographique: Melon Petit Gris de Rennes, Carotte Jaune du Doubs, Courgette Grisette de Provence, Pomme de terre Rouge des Flandres, Poireau du Poitou, Haricot Or du Rhin ou Flageolet du Nord … Quel évocateur tour de France paysager!
Sauf qu’il s’agit du nom déposé des semences, parfois issues de laboratoire, et non d’indications géographiques. Ces légumes ont pu pousser n’importe où, alimentés par la même pluie que le jardin de notre grand-père … ou peut-être par un goutte-à-goutte d’oligo-éléments chimiques. Si l’oignon de Roscoff est protégé par une AOP et est issu d’une aire délimitée et d’un savoir-faire traditionnel, l’oignon de Malakoff n’a pas poussé dans la banlieue sud de Paris, ni même – peut-être – en France …
Mais concrètement, que le Poireau Géant de Carentan n’ait jamais vu sa Normandie, on s’en fout un peu. On s’accorde tous à dire qu’un bon légume est un légume heureux, et que sa saveur résulte d’une confrontation avec la pluie, les rayons printaniers, la nature de son sol, la qualité du fumier qu’il a reçu, la haie qui atténue le vent, la sécheresse de l’été, etc… Lors des fortes intempéries, le bien-être de ce légume est-il souligné? Des associations militent-elles pour que les poireaux soient mis à l’abri en cas d’épisode neigeux? Des contrôleurs viennent-ils mesurer l’espace vital entre deux sujets, d’après dénonciation sur photo? L’acheteuse de poireaux se prend-elle pour une agronome avertie et conseille-t-elle personnellement le producteur quand elle le voit? Éventuellement en le traitant de sans-cœur et voleur de subventions s’il répond que les indices de bien-être du poireau lui semblent satisfaisants …
C’est là la différence entre les légumes rustiques et les animaux rustiques !
Concernant les races locales anciennes, je pourrais réécrire le paragraphe précédent à l’identique: les consommateurs sont séduits par l’impression d’authenticité, la qualité de viande supérieure, le principe de soutenir des petits éleveurs engagés, la défense d’un bestiaire patrimonial, etc… Le baromètre des arguments enthousiasmants est au max!
Le plus séduisant est, je pense, la perception que ces animaux auront grandi dans une prairie verdoyante, une de celles qui façonnent justement la beauté de nos régions. La richesse naturelle de ces prés permettant de s’affranchir d’une alimentation artificielle comme le maïs, le soja et les céréales de médiocre qualité. Il s’agit là de la viande que l’on rêve de consommer. Et qui est de la qualité la plus cohérente qui soit. D’autant qu’un animal qui vit dehors toute l’année n’a pas de pathologie et nécessite peu d’intervention vétérinaire, le rêve! (celui des consommateurs et des producteurs, je peux vous l’assurer)
Mais cette vision idyllique de l’élevage n’existe pas.
Les pays tempérés comme la France sont soumis aux saisons: l’herbe y pousse à certains moments, et pas à d’autres. La diversité géologique génère des zones de marais qui mouillent, de dunes qui sèchent, de roche sans sous-sol, de landes acides et mille paramètres qui rendent ces espaces inaccessibles au pâturage une partie de l’année. Par inaccessible, j’entends: dénué de végétation ou d’abri, inondé ou recouvert de neige, voire dangereux pour le bétail qui s’enlise ou se parasite.
Et pour les animaux prétendument rustique? C’est pareil! Avec la meilleure force de persuasion du monde, vous ne les convaincrez pas d’hiberner sans manger pendant les quatre mois où l’herbe ne pousse pas. Ils ont non seulement besoin de se nourrir pour survivre, mais ont des besoins caloriques accrus car leur métabolisme doit se réchauffer, voire mener à bien une gestation et une lactation (c’est le cas du mouton, car les agneaux naissent naturellement l’hiver). L’élevage dit « naturel » a le vent en poupe. En réaction aux excès de l’élevage intensif, où les animaux ne sortent jamais dans une prairie, il est exagérément plébiscité. L’herbe constituant réellement le repas le plus équilibré pour un ruminant, un jeune éleveur exalté peut être tenté par ce mono-régime toute l’année. Surtout s’il a choisi une race réputée « rustique ». Mais ce jusqu’au-boutisme conduit à l’affaiblissement ou à l’infertilité et la mort de l’animal. Ce qui ne permet pas à une ferme de prospérer longtemps, convenons-en.
Toute une génération d’éleveurs (la mienne!) s’est pris un mur avant de comprendre les subtilités du mot « rustique ». Mais ça y est, on a intégré qu’il n’était pas synonyme de « magique », ni même d’ »économique »!
Les individus les plus riquiquis parvenaient à se cacher dans les rochers pour se protéger des embruns et se contentaient de la maigre végétation locale. Ce sont donc eux qui sont parvenus à se reproduire, et non les grands sujets forts et musclés, qui ne parvenaient pas à nourrir leur grande carcasse. La contrepartie de cette géniale adaptation, c’est que cette race n’a qu’une toute petite fertilité, elle ne fait qu’un agneau par an, et son format est si petit qu’il n’est pas commercialisable en boucherie. Élever « des Ouessant » peut donc être un loisir ou servir en éco-pâturage, mais pas à faire tourner un élevage professionnel.
Idem pour les carottes, courges et tomate bigarrées: les légumes anciens ont une productivité bien plus faible que les nouveaux. Produisant moins de quantité et nécessitant une croissance plus longue, ils doivent être vendus plus chers pour atteindre la même rentabilité qu’un légume productif. Ils sont ainsi réservés à une certaine catégorie sociale avertie, qui achète en direct du producteur. Quant aux « légumes anciens pour tous » proposés par les supermarchés, c’est du flan pour faire croire aux petits revenus qu’ils peuvent s’offrir des légumes aussi rares que les grands chefs…
Pour les animaux dits rustiques, le paradoxe est plus subtil… Car beaucoup de paramètres entrent en jeu. J’ignore dans quelles proportions mais voici ceux que je perçois: une réelle préoccupation pour ce qu’on met dans notre assiette et un ras-le-bol de la nourriture industrielle. Dans tous les médias, des spécialistes « hyper pointus » débattent avec des militants, des nutritionnistes, des agriculteurs, des syndicalistes et des politiques. Les données agricoles se déversent comme un torrent si chaotique qu’on parvient juste à saisir qu’on s’empoisonne. À cela s’ajoute la découverte des atroces conditions d’abattage, une cerise sur la pièce montée: lasagnes au cheval, œufs toxiques, farines animales, vache folle, fièvre aphteuse, grippe aviaire… Avoir l’élevage dans le collimateur semble un réflexe plutôt logique!
En revanche, l’éleveur qui bosse pas si mal, celui qui met ses animaux dans une prairie quand il fait beau, et dans une étable avec du foin quand il n’y a plus d’herbe, se prend dans la figure les attentes sociales et environnementales contradictoires des consommateurs! Ses réponses ne peuvent pas contenter tout le monde et quoi qu’il dise, il se sentira désagréablement assis sur le banc des accusés.
Florilège:
« Mais madame, mes animaux ne sont pas cloîtrés de force, c’est juste qu’ils ne veulent pas sortir car leur champs est inondé… »
« Monsieur le maire, la dénonciation que vous avez reçue explique que mes ânes broutent sous trois flocons de neige, mais c’est un animal de montagne, son poil est adapté… »
« Écoutez Mademoiselle, tondre les moutons ne va pas à l’encontre du bien-être animal, c’est le contraire, l’été il faut les soulager… »
« Vous savez, en Normandie l’herbe pousse abondamment jusqu’à l’automne, les animaux sont mieux dehors qu’enfermés sur de la litière humide non ils n’ont pas froid… »
« Oui j’ai vu qu’il existait des coupe-vent pour agneau… Oui celui-là mérite certainement un biberon bien chaud mais cela réduirait ses chances de suivre sa mère et s’intégrer au troupeau… Oui c’est vrai qu’il a de très petites oreilles pour mettre des boucles. Très bien, appelez la SPA, ils vous confirmeront que les boucles sont obligatoires… »
« Certes mon grand, le vermifuge est un produit chimique mais à certaines saisons tous les jeunes sont parasités, comme les chiens et les chats. Si je ne les soigne pas, ils maigrissent et meurent … »
« Oui il a l’air d’aimer le pain, mais ça peut le tuer, donc j’insiste encore, ne lui en donnez pas … »
« Allez-y madame, envoyez sa photo aux services vétérinaires si vous voulez, ils viendront vérifier que sa boiterie est de naissance et non le fait de cruaut … »
« En effet monsieur, j’aurai pu l’euthanasier quand il est né pour l’empêcher de souffrir toute sa vie… (mettez-vous d’accord, les gens!) Mais oui madame, j’ai aussi pensé qu’il fallait lui donner sa chance. Non, une opération de redressement du fémur est beaucoup trop chère par rapport à sa valeur bouchère … Si vous le dites, je n’ai pas de cœur et je suis un assisté d’agriculteu … »
Ces conversations sont parfois épuisantes! Ou quand un idéal de rusticité croise une sensiblerie qui confond animal de compagnie, bétail fermier, transparence alimentaire et anthropomorphisme.
Pour vous faire votre propre opinion … les grands principes du bien-être animal sont ici.
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