La bergère dmdm #35: La saison des épouvantails
Un épouvantail, ça sert à effrayer les oiseaux? Repliés tout l’hiver au fin fond de notre péninsule, nous on finit par s’épouvanter nous-mêmes…
Pendant ces six mois, entre novembre et avril, nous, les locaux, sommes coincés ici entre nous, et ce repli ne génère pas le meilleur de notre flamboyance.
N’est-ce pas réducteur d’indexer notre rayonnement sur le taux de fréquentation des parisiens? Certes, cela sonne simpliste – limite avilissant -car nous ne sommes pas des sauvages sous perfusion d’évangélisation venue de la capitale…. Mais néanmoins, la vie locale est diablement plus dynamique quand ils sont là!
« Ils » représentent près d’un logement sur cinq dans certaines de nos villes côtières comme Granville, une vraie contre-culture! D’autres stations plus modestes voient leur population décupler l’été (oui oui, multiplier par dix, vraiment décupler!), ce qui donne un indice du nombre de cartes bleues qui viennent se nourrir, acheter des pâtisseries et le journal, boire des cafés dans les bars, s’ennuyer le week-end en écumant les antiquaires et les quelques galeries, et surtout acheter nos produits terroir! Car il ne faut pas se voiler la face, les produits comme les miens n’attirent pas mes confrères ruraux, qu’il s’agisse d’agneau de prés-salés, de pelote de laine de race menacée ou d’infusions aux fleurs! Les clients réceptifs à ce message éthique, ce sont les citadins, grâce à leur pouvoir d’achat et leur point de vue sur la consommation durable (ils se targuent en tout cas de mener une réflexion éclairée et même s’ils ne sont pas toujours cohérents, ils mettent la main au portefeuille pour tout goûter. Bref, ils participent grandement au maintien de petites exploitations de niche comme la mienne)
L’autre influence de leur part, plus inconsciente, est leur apparence soignée. L’attention avec laquelle ils se concoctent un « look de campagne », tout en prétendant qu’il s’agit de fonds de placard, réveille en moi quelques relents de conscience stylistique. Les matières sont plus nobles, les formes plus seyantes, les couleurs plus subtiles, les agencements mieux coordonnés, les coupes de cheveux plus précises… C’est un terrible constat mais leur élégance simple semble irradier au milieu de nos dégaines de bric et de broc. Quand je décrypte la cohérence de leur tenue, cela me provoque le même effet que lorsque je retourne dans le métro parisien: je suis ébahie par la fraîcheur pimpante des filles, pas forcément par leur beauté plastique, mais leur réussite à mettre en valeur leur charme et leurs atouts, grâce au maquillage, à des coiffures au tombé savamment négligé, à des rituels dermato qu’on devine rigoureux, et des finitions pointues (la bonne forme d’ongle ou le nouage d’un foulard), inventives ou juste de bon goût. Elles me donnent envie d’humer la délicatesse de leur mèches et d’embrasser leur teint soyeux! Même les hommes sont pétris de charme grâce à la forme d’une veste en velours, d’une sacoche qui leur va bien ou d’une écharpe en cachemire pop. Les rares fois où je me rends à Paris, je me rince l’œil comme dans un musée précieux, en me remémorant l’époque où moi aussi, je grillais la moitié de mon salaire en futilité beauté, où Monoprix était un substitut affectif, où ma salle-de-bain de 2 m² débordait de cosmétiques aux packagings éphémères. Il était impensable de sortir sans un travail d’une heure pour parfaire son allure, cette armure sociale nécessaire dans les grandes villes et déclinée sur des blogs de mode et de style de vie…
Il y a l’écueil de la superficialité et du vide derrière la façade évidemment, mais le soin apporté à l’image que l’on renvoie m’interpelle désormais pour des raisons différentes. Je prête à ce rituel une fonction de liant social, ou d’apprivoisement d’autrui, de gaie courtoisie, de passerelle joyeuse envers les gens que l’on côtoie de loin en loin, comme pour leur dire « Vous valez autant la peine que le préfet que je me mette sur mon 31 pour m’adresser à vous ». Soigner son apparence, dans un cadre de vie abrupt et isolé, est aussi une manière de se rappeler que notre corps n’est pas juste un outil de travail. Il y a quelque chose de ces ressorts-là, mais pas toujours facile à remonter.
Ce n’est pas que nous soyons des ploucs… mais le quotidien dans un territoire aussi rude que le Cotentin n’incite pas à une sophistication très poussée. Nous sommes sur une presqu’île parsemée de marais, qui autrefois isolaient géographiquement les habitants pendant des mois. Nous ne sommes pas un lieu de passage, ni de migration commerciale ou culturelle, nous sommes un petit « bout du monde ». Bien loin de la chic Côte d’Opale ou des métropoles normandes que sont Caen et Rouen, notre économie est principalement agricole, notre densité de population faible et nos villes petites et fonctionnelles. Le pouvoir d’achat est bloqué, la moyenne d’âge élevée, la création artistique surtout liée aux paysages littoraux, et les tendances mode se diluent dans la grande distribution bas-de-gamme avant de parvenir jusqu’à nous. Pour résumé, à moins de lire ELLE, rien n’incite à se surpasser esthétiquement.
Le départ automnal de nos vacanciers, ce dernier bastion qui encourageait à se mettre de l’anticerne et égaliser sa frange à peu près droite, signe le début du laisser-aller. Sans ce modèle qui suscitait un peu notre admiration, on ne fait même plus l’effort de faire des efforts. Unique objectif: se protéger du froid et de la pluie pendant six mois. Préserver nos fringues potables pour les futures périodes de sociabilisation. Accumuler les strates de gras et de textiles lavables à 60°. Accorder un ultime hiver à cette ignoble polaire pelée. Minimiser le temps passé dans la salle de bain pour économiser chauffage et heures de sommeil. Entre paille dans les cheveux et hardes dépareillées, on relève bien de l’épouvantail mais les moutons s’en cognent, et on ne voit personne d’autre (note personnelle: plutôt travailler en haillon que porter la traditionnelle combinaison d’élevage vert sapin).
Pendant six mois, on peut parler d’une configuration en mode préhistorique, tournée vers les paramètres de survie: se nourrir, se chauffer, protéger sa tanière des inondations et sa progéniture des prédateurs (bergère ou brebis, même dimension). Le choc civilisationnel sera d’autant plus grand quand le soleil « rebrillera », que le retour des vacanciers nous rappellera les raffinements délicats de la société, et qu’un ELLE Spécial Mode Printemps nous montrera des nymphes aux cheveux brillants et à la peau soyeuse. Il sera alors temps de sortir de cette longue apnée glaciaire et faire une descente dans un Monoprix…
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