Épisode #27: le terroir est une fête…
Je pensais formuler la question « Le terroir est-il une fête? » mais comme je connais la conclusion à laquelle je souhaite aboutir, j’affirme: Oui, le terroir est une fête!
Quand la majorité de la population était paysanne, le calendrier des travaux agricole était celui qui structurait l’année, notamment les moments de réjouissance – quitte même à influer sur le calendrier religieux.
Au-delà de la bénédiction des futures récoltes, de nombreuses fêtes rurales sont encore associées à des cérémonies chrétiennes, et commencent par une messe. Ce qui me semble presque subversif par rapport au débat sur la laïcité! À la campagne, on ne se pose pas la question de la foi ou du respect des croyances, on assiste à la messe de la Sainte-Anne, de Saint-Mathieu, de Saint-Laurent ou de St-Denis… parce que c’est la fête du village, c’est tout! Et qu’on va enchaîner avec deux heures de buvette dans une prairie, puis une rôtisserie sous une grande tente au profit du Comité des Fêtes qui financera ainsi la venue du Père-Noël pour les enfants du village.
Les vacances scolaires, avant d’être associées à des dates religieuses (Toussaint, Noël, Pâques), étaient conçues pour que les enfants participent aux travaux de la ferme, d’où la longueur de celles d’été qui voit converger moisson, fenaison, récolte et stockage des légumes… Tâches essentielles qui conditionnent l’économie de la ferme pendant toute l’année, et pour lesquelles tous les bras étaient réquisitionnés.
Le Carnaval de Granville servait à célébrer le départ des pêcheurs de morues à Terre-Neuve, les comices agricoles à élire le plus beau bétail à son apogée saisonnière, les foires à faire du commerce avant l’isolement hivernal, les fêtes de la transhumance à encourager la montée des troupeaux en estive, et celles des vendanges à fêter la fin de la récolte des grappes.
L’accomplissement des corvées les plus cruciales générait les rendez-vous joyeux de la vie rurale, qui servaient à renforcer le lien social entre paysans qui se battent contre la même dureté de la vie. Danser et ripailler, ça permet de se serrer les coudes et ça conjure le mauvais sort!
Un certain consumérisme festif a désormais pris le dessus, notamment dans les coquettes campagnes qui sont devenues des lieux de vacances, qu’il faut bien animer l’été. Les apéros-concerts et festivals sont programmés par rapport à l’afflux touristique, et non par rapport à l’emploi du temps des agriculteurs. Mais la notion de « terroir » se réinstalle progressivement grâce à l’esprit locavore et la mode des circuits-courts. Les menus sont des défis 100% locaux, préparés par des néo-agriculteurs convaincus que leur métier relève du « service citoyen » – on pourrait dire mitoyen! – autant que de la production de nourriture.
Mon village mène une double vie, comme nombre d’autres bourgs du littoral cotentin. Petites stations balnéaires sans fioriture ni grandes constructions, ils sont peu habités à l’année mais voient leur population décupler en juillet et août. On accueille avec joie ces estivants souriants, adeptes du tourisme vert – il n’y a rien d’autre à faire que des balades nature, donc s’ils viennent ici, c’est qu’ils ont une prédisposition pour les vacances champêtres.
Notre terroir est si riche et diversifié qu’il suscite forcément l’envie d’inventer de nouvelles manières de le contempler et le déguster. C’est l’effet qu’il m’a produit… Cela a commencé il y a quatre ans: une association a organisé un concert dans ma prairie, démontrant que c’était techniquement surmontable. J’ai pris le relais et affiné le concept au fil des ans: il repose sur la rareté d’une très grande marée qu’on regarde recouvrir l’herbe des prés-salés, éclairés par une pleine lune, au son d’un artiste local, au milieu du troupeau. Le repas consiste à honorer un mouton, cuisiné avec d’autres mets qui émanent du même terroir. Ici, c’est la carotte des sables, la soupe de salicorne,…
C’est simple (devrai-je dire bohême et parfois improvisé?) mais l’unité de lieu fonctionne bien et sollicite les 5 sens: la cohérence et l’interpénétration de l’herbe qui pousse, de la pluie qui tombe, de la mer qui monte, des moutons qui la pâturent, de leur fumier utilisé dans la production légumière, de la cueillette du berger, des paysages…
Cet été, une nouvelle dimension s’est glissée dans notre évènement amical: la mise en scène des prés-salés grâce aux objets trouvés dans la laisse de mer. L’idée a germé avec Pascal Osten, plasticien inspiré par les horizons incadrables. Nous avons été rejoints par amis, stagiaires et estivants pour élaborer un indécelable circuit qui raconterait la présence humaine sur les prés-salés. Nos installations ont nécessité des semaines de travail et ont été élaborées pour être « submersibles », intégralement constituées des matériaux amenés par la mer… Leur découverte s’est faite un soir, entre deux montées des flots, sous forme d’un joyeux groupe pieds nus – musiciens compris. Nous nous sommes ensuite réfugiés au sec pour mettre dans notre gosier du mouton grillé et des boissons revigorantes!
Pourquoi cette obstination à faire découvrir mes lieux secrets?
Parce que les mois de solitude hivernale acquièrent du sens quand les prairies se transforment en lieu de réjouissance et de partage épicurien!
Parce que le terroir appartient à tous, et que je lui prête des vertus de guérison des âmes tourmentées par l’abstraction contemporaine!
Parce que certains de mes tristes voisins pensent que si la vie est dure, il vaut mieux souffrir seul et aller déverser du fumier devant la préfecture!
Parce que fêter le terroir est une forme de résistance au rouleau compresseur qui nivelle les identités territoriales, les paysages, les gastronomies et la diversité de pensée!
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