Épisode #22: lettre à notre nouveau ministre de l’Agriculture
Cette semaine a vu la nomination de Stéphane Travert comme Ministre de l’Agriculture. C’est une nouvelle réjouissante car c’est le député de ma circonscription, où il est très apprécié : il est proche des citoyens, pragmatique et impliqué localement. Les dossiers agricoles, il les connait davantage du point de vue du terrain et de l’humain que depuis un bureau!
Ces productions agricoles sont toutes soumises à des règlementations strictes, ou des quotas, ou l’hégémonie de coopératives tentaculaires, qui réduisent le producteur au rôle d’exécutant muet. Ce qui génère souvent des rebellions et explosion de violence. Presque tous nos ronds-points portent des traces de pneus brûlés par les laitiers en colère, il n’est pas rare de voir devant les grandes surfaces des tas de poireaux pourris déversés, ou dans les rayonnages des produits manquants par « solidarité » de la grande surface avec les producteurs. Ou des produits réétiquettés lors d’opérations comme « Viande de Nulle Part » pour protester contre l’absence de mention d’origine de la viande.
Stéphane Travert connait donc bien la colère agricole, les contradictions règlementaires, les obstructions entre administrations qui broient les agriculteurs récalcitrants.
Il a la réputation d’être libre d’esprit et non soumis au syndicat majoritaire, la FNSEA, dont on dit qu’elle « installe » les ministres de l’Agriculture par son influence et sa force de lobby.
La nomination de ce ministre est une nouvelle reçue avec satisfaction par les agriculteurs de tous bords, les intensifs qui se sentent écrasés par le système comme les petits alternatifs et surtout (ils sont la majorité) ceux qui essaient juste de survivre, et ne sont ni bio, ni intensifs, juste des travailleurs effrénés, la tête dans le guidon.
Les tensions de l’agriculture découlent d’un écartèlement entre deux dynamiques contradictoires. D’un côté il y a une quête de libéralisme, par laquelle les courageux et ambitieux revendiquent le droit de se développer, bosser jour et nuit s’il le faut, mais avoir le droit de s’agrandir. Il ne s’agit pas forcément de futures Fermes des mille vaches, il s’agit aussi de toutes petites exploitations comme la mienne… qui n’atteignent pas le point de rentabilité, et sont menacées de disparition (on ne peut pas vivre d’amour et d’eau fraîche, et lorsque les charges fixes dépassent les recettes, on fait un chiffre d’affaire négatif). Pourtant, elles n’ont pas le droit d’agrandir leur production ni leurs terres. C’est comme un plombier qui aurait un quota de 5 clients, pas un de plus. Même s’il y a des fuites à réparer partout, qu’il possède les bons outils et du temps libre, il n’a pas le droit car son quota autorisé n’est que de 5 clients. Et tant pis si ce chiffre d’affaire ne suffit pas à le faire vivre, il n’a qu’à faire un autre job à côté, mais pas développer son activité de plomberie. En agriculture, des terres et des quotas sont parfois rendus disponibles, mais sont attribués par des « commissions » un peu mystérieuses composées d’agriculteurs et de syndicats, qui désignent ceux qu’ils estiment prioritaires. Et Elles ne désignent jamais le petit paysan fragile qui en a vraiment besoin, mais plutôt l’agriculteur qui sera à même de leur renvoyer la balle dans une autre commission. Rien de nouveau là-dedans, les amitiés de « services rendus » sont inhérentes aux commissions interprofessionnelles. Mais ces attributions inéquitables contribuent à creuser le fossé entre les tous petits indépendants qui n’arrivent même pas à se payer, et les grosses exploitations qui deviennent de plus en plus grosses en absorbant les fermes voisines.
La deuxième dynamique agricole est à l’exact opposé. Pour éviter que les gros deviennent des géants qui rachètent toutes les terres et fassent leur loi sur le marché de l’alimentation, il existe différents critères de « régulation ». Ce qui est plutôt positif. Les attributions de terre doivent passer par l’État pour vérifier que tout le foncier français ne finit pas dans les mains d’un fonds de pension étranger, les prix des matières premières comme les céréales ou le lait subissent des régulations et des lissages. Les primes et subventions servent à rattraper des déséquilibres. Ces régulations ont été mises en place avec la création de la PAC, la Politique Agricole Commune, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, quand l’Europe était à reconstruire… et à nourrir. La nourriture étant un besoin de base qui devait rester accessible à tout le monde, réguler les prix était justifié. Au fil du temps, l’Europe a fini par rassembler toutes les prises de décision concernant l’agriculture: ce sont les eurodéputés qui légifèrent, pas le gouvernement d’un pays.
Si les décisions sont européennes, leur champ d’application relève quand même du pays, via des Directions Départementales incompréhensibles et des tuyaux de poêle, ou du Conseil Régional, ou des Chambres d’agriculture, parfois du canton ou de la commune. Et il leur faut beaucoup de temps pour se mettre d’accord. Parfois ils n’y arrivent pas. Ou se bloquent mutuellement entre absurdités et contradictions, comme ce « bug de logiciel » qui dure depuis deux ans, et empêche le versement de certaines primes bio à des agriculteurs qui se surendettent et frôlent la faillite. Ou encore la Prime Race Menacée destinée à soutenir les éleveurs qui défendent des races locales à petits effectifs. Les races menacées normandes perçoivent cette prime dans toutes les Régions… Sauf en Normandie car la Région a décidé de ne pas l’activer. Mais elle figure depuis des années dans les brochures expliquant à quel point c’est une priorité à leurs yeux.
On peut alors se demander quel rôle joue réellement un ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation? Quel espace de décision lui reste-il? Quels leviers? Quel pouvoir d’influence?
Se contente-t-il d’être un médiateur dans les crises, en aidant à rétablir le dialogue entre grande distribution et producteurs, comme dans une thérapie de couple? Est-il un chéquier incarné et ambulant pour indemniser les agriculteurs soumis à un désastre exceptionnel, comme le vin et les poireaux à cause du gel, les abricots et les betteraves à cause des inondations, de la sécheresse, des pucerons, de la non pollinisation, du prix du gasoil et de la main d’œuvre polonaise? (L’étendue du potentiel de crises agricoles est infini, n’est-ce pas ?)
Je crois que si les agriculteurs dérapent si vite dans l’agressivité, c’est d’impuissance et d’incompréhension quand ils s’entendent répondre:
On n’y peut rien c’est l’Europe / la Région / la DDTM / le Ministère / etc…
Nous sommes donc relativement blasés du rôle du futur ministre. On sait déjà à quel point il sera ténu et cantonné à de la représentation d’apaisement…
Néanmoins, ce gouvernement tenant pour l’instant ses promesses de changement, et Stéphane Travert étant un véritable élu de territoire, je rédige à son adresse une liste de souhaits (que j’envoie également à sa permanence):
AVANT TOUT:
Assainir le fonctionnement des Chambres d’agriculture, qui sont tenues par une poignée d’hommes (toujours les mêmes à tous les postes stratégiques) qui décident de l’orientation de tout un département. Les discours sont politiquement irréprochables mais la gestion des dossiers est partiale, injuste et élitiste.
Refondre les SAFER, ces sociétés privées chargée d’attribuer les terres agricoles. Tous les agriculteurs souffrent de leur opacité, de leur iniquité et de l’influence de la FNSEA dans leur fonctionnement. Or les terres sont le plus gros enjeu de l’agriculture. Sans accès au foncier, un projet ne voit jamais le jour.
SURTOUT
N’abandonnez pas les enjeux agricoles aux seuls agriculteurs. Au-delà des critères économiques, redonnez s’il vous plait à la paysannerie sa dimension paysagère, de santé publique, d’attractivité touristique et culturelle grâce à sa gastronomie régionale et son patrimoine. Ne laissez pas ces dimensions essentielles disparaître sous l’approche industrielle comme on parlerait de production de voitures en série. Nos paysages, notre alimentation, notre art de vivre, la qualité de vie rurale… doivent relever d’une vision harmonieuse, et non de la gestion réductrice d’une poignée d’agriculteurs sous prétexte qu’ils ont du charisme syndical. Impliquons d’autres ministères et leur vision complémentaire dans cet enjeu public.
ENFIN
Promouvez la diversité des profils agricoles. L’agriculture sacrificielle se termine avec la génération qui part à la retraite cette décennie. Leurs enfants ne veulent pas reprendre la ferme, ou bien ils n’ont pas eu d’enfant faute de pouvoir avoir une vie familiale. L’installation de nouveaux profils est une opportunité porteuse pour pérenniser cette profession. Venir d’un milieu extérieur, c’est apporter des compétences inattendues pour réinventer ce métier, l’enrichir de nouvelles dimensions, lui trouver un autre rôle social que la simple production d’aliments. Et c’est aussi la chance d’avoir des agriculteurs épanouis qui font ce métier par choix, avec une distance et une capacité de remise en cause que n’ont pas ceux qui sont nés dedans.
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