L’agriculture a un trait commun avec la sélection d’une équipe de foot: tout un chacun a un avis, et ne se prive pas de le donner. C’est très positif car cela traduit une préoccupation citoyenne et un attachement fort à la ruralité! Du coup, tout le monde y va de son conseil avisé… ou pas.
D’autant qu’exploiter la nature pour survivre est le fondement de toutes les civilisations, que tous nos aïeux étaient ruraux jusqu’à l’entre-deux guerres, et que nous portons en nous la mémoire récente des gestes paysans.
Contrairement à d’autres métiers, l’agriculture se rapproche d’un passe-temps accessible: il suffit d’avoir un bout de jardin pour aménager un potager du dimanche ou un parterre de fleurs. Mettre les mains dans la terre est relaxant et bon pour le moral. Cela permet de s’extraire d’un quotidien trop technologique, et donne confiance en soi car des résultats concrets sont vite perceptibles!
Le pratiquer comme métier relève d’une autre dynamique: la notion qui prime est celle de la rentabilité, car même dans le cas d’un « métier passion », l’objectif est de rapporter plus d’argent que d’en dépenser. Les charges fixes sont importantes, et si on ne parvient pas à les couvrir, on ne tient pas longtemps. Sauf si on a d’autres sources de revenus! On ne parle alors plus d’un travail mais d’une danseuse!
De nombreux particuliers conservent un attrait intuitif pour la terre, doublé d’une impression de compréhension agricole parce qu’ils sont nés à la campagne. Ou que leurs parents sont nés à la campagne. Ou qu’ils ont passé des vacances à la campagne. Ou que leur grand-mère les emmenait acheter du lait dans une ferme. Ou que leur tante a un voisin qui élève deux moutons. Ou qu’ils ont vu un documentaire à la télévision.
Je constate à quel point l’envie de revendiquer une légitimité agricole est forte! Ce qui se traduit par les conseils attentionnés que l’on me donne. Car moi, une citadine n’ayant même pas été chercher du lait à la ferme étant petite, je suis une novice certaine, qui ne connais pas les « vrais trucs de paysans ».
Je dois bien avouer que les pires sont les parisiens… Je prie pour ne pas avoir été aussi arrogante à mon arrivée en Normandie! D’abord parce qu’ils se présentent comme parisiens alors qu’ils habitent en très grande périphérie, et que les vrais parisiens les considèrent comme des provinciaux (et toc ! ça c’est un résidu de snobisme de chipie née sur l’île de la Cité). Et ensuite parce que les parisiens en vacances – ce n’est hélas pas une caricature – savent vraiment TOUT mieux que tout le monde. Par soulagement d’avoir échappé à une destinée rurale ?
Ici on a une expression pour désigner ces gens issus de petits villages, qui ont tenté de se rapprocher de la capitale – ou à défaut d’une sous-préfecture – et qui reviennent en vacances comme des conquérants qui auraient incroyablement gravi les échelons de la société. On les appelle « les parisiens de St-Lo »! On les reconnait à leur grosse voiture, à leur brushing plus figé et à leur chemise mieux repassée… même pour une sortie nature dans une ferme. Et grâce à leurs conseils très assertifs sur la manière dont je devrais travailler parce que eux, ils n’auraient pas du tout procédé ainsi s’ils étaient restés au pays…
Mais ils ne sont pas les seuls à trouver que cela a l’air facile et commencer leurs phrases comme des évidences par « yaka ». De nombreux aspirants à la néoruralité viennent me voir pour me demander des conseils, du genre:
Je peux passer vous voir une après-midi pour que vous me briefiez sur l’élevage de moutons, je crois que je vais me lancer…
Hop, comme ça! Parce qu’ils ont toujours aimé les animaux, qu’ils cultivent trois pieds de tomate et ont bien pigé en quoi consiste le métier.
Il n’y a qu’en agriculture que j’ai constaté cette pulsion de « Pas besoin de formation, le métier s’apprend sur le tas! »
Je n’ai jamais rencontré personne qui dise:
Je me coupe moi-même la frange, j’ouvrirai bien un salon de coiffure!
ou
J’ai tellement mis de mercurochrome à mes enfants que je m’installe comme médecin généraliste!
Dans les autres métiers, on a conscience qu’il faut acquérir une technicité, une connaissance de la filière professionnelle, élaborer une viabilité économique… Mais en agriculture, les projets de reconversion reposent souvent sur l’envie de se mettre au vert et promouvoir une éthique, davantage que sur la pratique de gestes techniques. Ainsi que sur l’illusion d’une profession libérale, alors qu’il s’agit d’une des plus règlementées, où chaque production est soumise à une limite, un quota, une autorisation, un contrôle…
Tant mieux, évidemment, si des années à pratiquer un job abstrait dans un bureau générent l’envie d’un renouvellement personnel et de trouver une place épanouissante dans la société! Pour autant, la certitude qu’on y arrivera en dilettante (au motif que nos ancêtres ont bien réussi à survivre, et que le mot permaculture résonne avec magie) semble dédaigneuse de la réalité. Sans labeur ni investissement, on ne produit rien de vendable… Cela dit, ceux qui en parlent le plus sont ceux qui passent le moins à l’acte.
La palme revient au dressage des chiens de troupeau, à propos duquel tout le monde estime avoir un avis pertinent! Exceptés les vrais éleveurs professionnels (qui se fichent mutuellement la paix), de nombreux particuliers me communiquent leur opinion sur la manière dont je devrais les appeler, les récompenser, les éduquer, les nourrir, les faire dormir, le vocabulaire à utiliser… Parce qu’ils vivent eux-mêmes avec un caniche nain. Ou que leur oncle avait un chien de chasse. Ou qu’ils ont vu sur YouTube une vidéo de chiens de bergers néozélandais.
Ma technique d’élevage de moutons bénéficie également de conseils avisés de la part de gens qui n’en ont pourtant pas vu souvent… Entre ceux qui me conseillent de faire des inséminations, de les élever hors-sol, de ne choisir que des races anciennes, de produire plus d’agneaux, de filer la laine moi-même, de les vacciner contre toutes les maladies, de faire du fromage, de refuser les boucles électroniques… et celle qui songe à monter un troupeau pour s’occuper le week-end, en se basant sur le simple « bon sens », contrairement à moi (bah oui, yaka choisir une bonne race, la mettre dans une bonne prairie, et donner du bon foin, c’est quand même pas compliqué)… Tout est dit. Ça pourrait être si fastoche l’agriculture, si ces bourrus de paysans arrêtaient de se plaindre et écoutaient les bons conseils!
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