Épisode #15: le terroir, le marin et le paysan
Le terroir se déguste à toutes les sauces. Ce terme vendeur atteste vaguement des qualités gustatives d’un produit, ou de son ancrage traditionnel. Et il résonne bien avec les notions de « bio » ou « circuit court »… Mais qu’est-ce donc exactement, le terroir?
Les facteurs naturels locaux constituent ses ingrédients, comme, par exemple, la combinaison du sous-sol qui archive sa mémoire géologique. Les roches érodées, minéraux éteints, cours d’eau détournés ou couches d’argiles néolithiques, façonnent la terre sur lequel poussera la carotte, ou la céréale qui sera mangée par la vache. L’éventail des sols est un incroyable catalogue de couleurs, de granulométries et de formules chimiques.
Mes prairies se trouvent à la confluence de dunes, de prés-salés et de landes. Même si tous les éleveurs rêvent d’une terre « de bocage » riche et fertile, la spécificité de mes champs donne leur personnalité à mes agneaux. Les herbus salés, riches en vitamine E antioxydante, vont permettre une conservation plus longue de la viande, tandis que les carbonates de calcium influent sur le gras qui est plus blanc, et même une moelle épinière plus sèche. La végétation littorale contient moins d’eau, est plus concentrée, ce qui génère une chair plus dense, qui fond moins lors de la cuisson.
Les bons bouchers sont capables de relater la vie de l’agneau rien qu’en interprétant sa carcasse!
L’influence du vent iodé est incontestable, et se voit à l’œil nu, puisque les moutons de prés-salés vivant dehors sont plus blancs que les autres, décolorés par le sel. Comme les marins qui deviennent blonds sous l’effet du soleil et du vent salé.
Les paramètres tels que la composition de la terre, le vent dominant, la pluviométrie ou le taux d’ensoleillement sont incontournables, mais pas suffisants pour façonner un « terroir ». Celui qui le cisèle comme un orfèvre, c’est le paysan. Par ses constats, par les habitudes traditionnelles, par le bon sens que lui dictent les aléas géographiques. Par son choix de variétés de légumes, semés à tel moment et récoltés à telle date, son choix technique du travail de la terre: avec quels fertilisants et quels outils, qui modifieront différemment la vie bactériologique de son sol. Quelle parcelle drainer? Afin de la rendre moins humide, mais on perdra ce batracien qui se nourrissait de cet insecte qui du coup, fera des dégâts dans les cultures.
Abattre une haie, ou la replanter, ouvre et ferme les espaces de vie d’une microfaune invisible qui a des répercussions indirectes sur toute une chaîne alimentaire composée de rongeurs, d’oiseaux, d’insectes coprophages et de charognards.
Ces petits écosystèmes voient leur équilibre évoluer au fil des interventions humaines, et sans porter de jugement binaire (c’est bien de replanter une haie, ou c’est mal de drainer une parcelle), je trouve passionnant d’essayer de comprendre l’incidence de ce jeu de dominos sur le goût final de ce qui atterri dans notre assiette.
J’envisage mes agneaux comme des bouteilles de vin!
Millésimés et composés d’un seul cépage, issus de la parcelle la plus noble, ou fruits d’un assemblage subtil, ayant navigué sur des prairies de démarrage, puis d’autres de finition, imprégnés de manière inégale des embruns et de la saveur d’une herbe azotée, chlorophyllée, ou sucrée… La nuance aromatique de leur viande résulte de tous ces phénomènes, mais aussi de ma « patte ». Si je juge certains d’entre eux trop indolents, je les chouchoute davantage dans des prairies trois étoiles. Si leur mère est amicale, elle vient plus vite à ma rencontre et accède aux meilleurs herbages. Si elle est une jeune agnelle délurée, le petit apprendra plus vite l’autonomie qu’avec une vieille mère poule. Si c’est un pur avranchin, race menacée, j’avoue être plus à l’écoute de ses besoins. D’ailleurs, leur chair différera légèrement selon la race, tout comme leur capacité à restituer les arômes du milieu dans lequel ils grandissent.
Le choix d’élever une race locale, adaptée à un environnement, me semble un des leviers les plus cohérents pour que l’animal résonne harmonieusement avec son biotope. Il n’existe pas de vocabulaire culinaire pour le décrire, mais je suis persuadée que la saveur d’une bouchée est plus sincère, plus positive, plus « complète », qu’une bouchée de viande d’une race dite moderne, sélectionnée pour sa rentabilité et son adaptabilité à toutes les géographies.
Par mille petites décisions quotidiennes, le paysan influe sur sa connexion avec son environnement.
Je me demande souvent comment évoquer cette notion de terroir, comment en restituer un petit morceau par une image, des mots, un nom de lieu, une gamme de couleurs?
Je ne peux pas accrocher un album photo sur chaque agneau vendu, mais je peux communiquer auprès du boucher sur ma manière de les élever. Car c’est lui mon porte-parole auprès des clients.
J’élabore en revanche moi-même la communication autour de mes infusions, car ma gamme de produits est née de l’envie de capter et fixer les fragrances et les couleurs des prairies. Comme des extraits de paysage. Comme des supports au souvenir de s’y être promenés en vrai. Comme des cartes postales en odorama.
Je m’octroie une créativité sans contrainte (dans la mesure de mes compétences graphiques) pour mettre en scène des moutons dans les textures que je trouve les plus représentatives des ambiances paysagères. Si le vert et le bleu-gris dominent l’horizon cotentin, la courbe chromatique des fleurs et références moutonnesques est sans limite…
> « Une bergère contre vents et marées »: tous les épisodes
► nous écrire, s’abonner à la newsletter: desmotsdeminuit@francetv.fr
► La page facebook desmotsdeminuit.fr Abonnez-vous pour être alerté de toutes les nouvelles publications.
Articles Liés
- Épisode #27: le terroir est une fête...
Je pensais formuler la question "Le terroir est-il une fête?" mais comme je connais la…
- Épisode 15: Les Nicholas Brothers, si près si loin de l'Afrique
Nés dans un village de l'Alabama, les Nicholas Brothers furent les seuls employés noirs du…
- Épisode #11: les prémices du printemps
Le printemps est cette étrange transition pleine de grâce et de promesses: douceur des températures,…
-
Rabindranath Tagore…
02/08/2016 -
Jean-Claude P.: Clair-obscur
06/06/2016
-
« Hollywood, ville mirage » de Joseph Kessel: dans la jungle hollywoodienne
29/06/202052680Tandis que l’auteur du Lion fait une entrée très remarquée dans la ...