Les Carnets d’ailleurs de Marco & Paula #111: Mobilité et immobilités

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Marco s’égare dans un cocktail et finit par comprendre que la base du développement, c’est le code.

L’autre soir, après avoir rencontré deux ou trois personnages déplaisants pendant la journée, je suis allé faire un tour au lancement de l’Observatoire des Mobilités Africaines pour faire plaisir à une amie de longue date – elle gère ce nouveau projet pour Le groupe Prospective Michelin – et aussi avec le vague espoir d’y trouver peut-être un contact ou deux d’experts du transport pour une mission du projet dont je suis le “chef de”. Vue l’heure tardive à laquelle j’arrivais, je pensais trouver tout ce beau monde autour des tables du cocktail, et pouvoir m’éclipser rapidement, dès ma mission remplie. Évidemment, c’était oublier que nous étions en Afrique, et les débats avaient commencé vraiment bien après l’heure affichée dans le programme. Je me retrouvais donc dans une salle de conférence pleine à craquer, en plein débat:

 

Que font les pouvoirs publics pour moderniser les transports?

J’ai retenu (ou seulement voulu retenir, avec ma mauvaise foi habituelle) que les pouvoirs publics font des efforts et des études, mais peut-être pas dans cet ordre-là.
 
J’allais saisir l’occasion offerte par la fin de ce premier panel pour jouer à la « fille de l’air », mais le temps d’échanger nos contacts avec l’expert que je convoitais, le second panel avait commencé, et ses participants ne ressemblaient en rien aux pontifiants qui les avaient précédés: des hommes jeunes, en jeans, l’un mal rasé et coiffé au pétard, qui ont commencé à parler de leurs projets – ou, comme il se dit dans les groupes de prospective et autres lieux savants, de leurs startups ou « jeunes pousses ». En trois minutes, j’étais scotché sur mon siège et il n’était plus question que je parte, même si Paula devait commencer à mourir de faim à m’attendre. L’avenir se déroulait devant mes yeux ébaubis, comme un songe qui enfin m’arrachait aux pesanteurs des « problématiques de développement » qui sont mon lot quotidien.
 
Il y en avait un qui s’essayait à lancer un site de co-voiturage « à la BaBlaCar » mais il n’était pas convainquant. Comme l’a diagnostiqué l’un des panélistes, vouloir prendre un modèle ailleurs et l’implanter chez soi, ça ne marche pas.
“L’innovation, a-t-il lancé comme une flèche acérée, ne peut-être que locale”; comprenez, elle doit s’adapter aux rugosités du terrain. Et, en matière d’adaptation à ces rugosités, notre critique fait lui preuve d’une mæstria peu commune. Son projet est une sorte de mixte entre le modèle des compagnies de taxis d’antan et les Uber et Lyft de New-York et autres lieux hyper-modernes, ce qui, à Abidjan, est faire montre d’un hubris monumental. Pour appeler une voiture, hop, on sort le smartphone, et on « clic-clac », et voilà, un taxi en bon état, climatisé (enfin, je crois), assuré (! ?), avec au volant un chauffeur qui ne vous traite pas comme un sac de cassaves. Incroyable!
 
En termes d’adaptabilité aux rugosités du terrain, son système de sécurité est ingénieux: il a signé avec la police locale un protocole d’accord, qu’il a doublé d’un contrat passé avec la plus grosse société de gardiennage de la ville. Donc, si vous avez un problème, vous appuyez sur un gros bouton. Immédiatement les services de sécurité sont alertés et reçoivent la position exacte du taxi communiquée automatiquement par le système GPS de la voiture. En deux ans d’existence, le système n’a jamais dû être activé. En tout cas, au regard des sinistres histoires sur les agressions de taxi que colportent la rumeur publique et quelques médias évidemment mal-intentionnés, cette « sécurité » rassure.

Une des plaies de la circulation dans Abidjan, comme dans pratiquement toutes les grandes villes africaines, ce sont les taxis et autres véhicules (y compris les bus de la ville) roulant avec des mélanges d’octanes fort douteux cuisinés et vendus par des sociétés suisses, qui vous lâchent à la figure de gros nuages noirs et nauséabonds. Pour éviter ce piège, les taxis de notre innovateur ne peuvent aller s’approvisionner que dans les stations essence de zones géographiques prédéterminées et testées. Si, chauffeur de l’un de ces taxis, vous voulez jouer au petit malin et vous approvisionner hors-zone, le système GPS de votre voiture va bloquer la trappe à essence. J’ai trouvé que c’était là le comble de l’ingéniosité, et j’étais soudain presque réconcilié avec l’humanité (j’ai bien dit « presque »).
 
En arrière-plan de ce beau projet, et derrière la tête de tous les participants de la soirée, on pouvait entendre dehors le grondement affaibli de la circulation, dragon à tête multiple: chauffeurs de taxi plus ou moins énervés ou shootés, faméliques chauffeurs de camions, grasses et gros parvenus incapables de conduire leurs voitures de luxe, et autres espèces d’abrutis qui n’ont jamais appris à conduire en suivant les règles de la route. Notre inventeur nous a d’ailleurs candidement expliqué qu’il a dû envoyer à l’auto-école la plupart des 452 chauffeurs qu’il emploie. Auparavant ceux-là conduisaient leurs taxis avec des permis qu’ils avaient achetés. Ici, que voulez-vous, tout se vend, tout s’achète, et tout se corrompt.
 
J’ai lu ce matin dans une très belle revue (XXI) la réflexion d’un jeune franco-algérien qui semblait offrir la morale de cette situation. Son expérience de migration de Paris à Alger s’est terminée sur un retour, après qu’il a dû annuler un rendez-vous d’affaire car l’autoroute principale était fermée et toute la circulation de la ville était bloquée.

C’est plus facile d’évoluer en France. Là, les codes sont bien établis alors qu’en Algérie les codes sont à l’africaine.

Cela dit, il a tout compris. La base du développement, c’est le code! À commencer par le code de la route. 

 

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