Des idées reçues à la pelle : La bergère desmotsdeminuit.fr #53

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J’avoue qu’il est parfois confortable de se glisser dans les clichés agricoles. Remarque paradoxale à la lumière de l’énergie que je déploie pour les combattre! Mais ils sont comme un bon vieux pyjama: informes et confortables…

Une histoire de bouclier

Les idées reçues sur l’agriculture sont caricaturales car on n’est pas tous issus du même moule, évidemment. Mais elles induisent une forme de facilité et nous épargnent même des efforts quand on a la flemme de s’améliorer… Seraient-elles une aubaine pour notre profession, une sorte de bouclier derrière lequel on se cache quand est mal lunés? Notons qu’il existe peu d’autres métiers dans lesquels on peut critiquer les smartphones, les étrangers (au village), l’Europe, les grands magasins, la politique de gauche et l’écologie avec autant de candeurs et d’exemples concrets! Tout en vivant de subventions publiques, en ayant chacun 7 agents administratifs qui bûchent sur notre cas, un salon International à Paris qui nous glorifie chaque année et l’impunité de balancer fumier, pneus ou ragondins sur les présidents, préfets et autoroutes.
En tout cas, si on a le droit de sélectionner quelques clichés à utiliser en cas d’urgence, j’ai fait mon choix parmi la liste suivante (d’autres options possibles dans la chronique #52)

Photo du film « Ce qui nous lie »  de Cédric Klapisch (2017)

Grippe-sou :
 

Notre devise: Le premier sou gagné est celui qu’on ne dépense pas. Pourquoi sommes-nous si radins? Parce qu’on est pauvres! Nos biens sont financés par des prêts bancaires, qui nous laissent peu de cash mensuel. Dépenser pour des futilités met en péril notre capacité à les rembourser, donc on s’autorégule. Ce qui est facile en rase campagne car il n’y ni brasserie pour boire des coups jusqu’au bout de la nuit, ni boutique tentante, ni même copine avec qui partager une journée shopping. Donc les sous qu’on n’a pas restent à la banque, la vie est bien faite.

 

Parano :
 

On le devient, c’est inévitable! A cause des multiples contrôles et de l’ambiance de délation suspecte dans les petits bourgs. À cause des complots entre voisins, des secrets de la grand-mère depuis la guerre, du culte du non-dit, des politiques officielles qu’on interprète toujours comme des drames destinés à nous mener à notre perte, des cases administratives dans lesquelles on ne rentre jamais, des coups de théâtre météorologiques et des lendemains qui s’annoncent toujours plus abstraits! Quelques prédictions apocalyptiques: la planète vegan, l’invasion des loups, nos champs sous le niveau de la mer, les réfugiés climatiques à nourrir, les domaines viticoles rachetés par les Chinois…
 

Arriérés :

Non, juste patients! Dans la nature, aucune évolution ne se fait rapidement. Donc on suit le mouvement et on avance au rythme de la tortue plutôt qu’à celui du lièvre.

Hostiles aux nouveaux arrivants :

Ce ressort-là, il vient plutôt de la terreur qu’on nous ôte le pain de la bouche! Comme des hommes préhistoriques qui voient une nouvelle tribu venir chasser sur leur territoire. C’est trivial mais ça se comprend: quand nous, les agriculteurs en place, galérons à survivre, nous entretuons pour la moindre parcelle disponible, la perspective d’un nouvel arrivant sur nos plates-bandes, ça nous sape le moral. L’État a des statistiques à remplir (des quotas d’agriculteurs à installer), mais on préfèrerait que ces fonctionnaires bûchent sur le sujet: « gagner sa vie en agriculture », plutôt qu’envoyer dans le mur de nouveaux candidats.
 

Envieux :

C’est vrai que nous sommes envieux! Pas jaloux des plus gros tracteurs, mais un peu envieux de la sérénité du reste du monde, ceux qui n’ont pas de troupeau à gérer. Envieux de leur week-end insouciant, du temps de qualité qu’ils consacrent à leur famille, de leur mobilité, de leur ouverture culturelle! On fantasme bien sûr, car cette vie idéalisée n’existe pas, au fond de nous on s’en doute. Ce qui ne nous empêche pas d’être agacés (devrais-je dire franchement grognons?) par les jérémiades des consommateurs qui ne savent plus comment dépenser leurs sous en objets inutiles qui ne les rendent jamais heureux. L’austérité est quand même plus reposante.

Photo du film « Normandie Nue » de Philippe Le Guay (2018) 

Suicidaires :

Ce terme sonne un peu trop fatal, parlons plutôt d’un symptôme d’à-quoi-bon. On n’a pas tous envie de se tuer au réveil, mais notre quotidien repose sur une telle absurdité (travailler pour perdre de l’argent, sans aucune perspective de rentabilité) que notre échelle de valeurs personnelles, ou les motivations pour aller bosser la tête haute, s’embrouillent parfois et qu’on ne sait plus très bien à quoi on sert dans la vie. On peut parler de « Shadockisme » avancé.

Coincé :

Appelons cela « décalé en société ». Entouré de tous ces gens qui se meuvent avec fluidité et manient l’art du badinage à la perfection, on se sent gauche. Surtout quand on perçoit un vrai décalage de pouvoir d’achat, de références culturelles et de valeurs personnelles. Bref, on se sent comme un homme préhistorique au Prix de Flore, on sue en général pas mal (pas l’habitude d’être enfermé) et on regarde tourner l’heure car on finit toujours par retrouver notre citrouille pour aller bosser. Tellement content de réintégrer notre milieu qu’on s’en roulerait par terre, comme un chien qui sort du toiletteur et cherche une crotte de renard pour se parfumer!

 

 

 

Serial pollueur :

Ce cas-là, je ne l’ai pas encore rencontré en vrai. Pour prendre du plaisir à décimer les oiseaux, accrocher des lambeaux de bâche en plastique aux arbres, déverser du lisier aux antibiotiques dans les ruisseaux, en vouloir personnellement aux haies séculaires et se faire des barbecues de pneus en centre-ville, il faut quand même être tordu du ciboulot. Ou alors c’est que ma formulation est simpliste, la réalité plus complexe, et les agriculteurs pris dans un étau de contradiction qui les met systématiquement en porte-à-faux. Peut-être bien que c’est quelque chose comme ça.
 

Assistés :

Nous le sommes, mais pas par les bonnes institutions. On préfèrerait gagner notre propre argent et être assistés de psy, de mécanos, d’agronomes et de nounous, plutôt que d’être financièrement assistés par l’Europe et les services sociaux! On préférerait que la déclaration PAC soit moins kafkaïenne et la remplir nous-mêmes plutôt qu’être assistés par des agents administratifs qui prennent la main sur notre métier. On préférerait maîtriser notre production plutôt qu’être assistés par des syndicats, des techniciens, des banquiers et buter sur l’opacité des Chambres d’Agriculture, SAFER & Compagnie.
 

Des paradoxes sur pattes :

Parce que le coup des ragondins et fruits pourris sur les présidents, ministres et préfets, tout en étant totalement tributaires de leur bon-vouloir concernant nos subventions, c’est une posture limite super rock!

 

 

Photo du film « Petit Paysan » de Hubert Charuel (2017)

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