đ LâĂąme ou le prĂ©nom? #89
Photo de couverture: « Jean-Claude », lâagneau dont lâenthousiasme rĂ©chauffait le cĆur.
Les animaux ont une conscience, câest dĂ©sormais admis et officiel. Depuis 2015 en France, le Code Civil les reconnaĂźt comme des ĂȘtres vivants douĂ©s de sensibilitĂ©.
Ce premier pas vers une reconnaissance de leur conscience Ă©tait nĂ©cessaire. Avant cela, le Code Civil les assimilait Ă un « bien meuble », ce qui constituait une vraie lacune pour les prĂ©munir des mauvais traitements. Pour autant, tous les ĂȘtres vivants ne sont pas mis dans le mĂȘme sac, et leur sensibilitĂ© sâinscrit dans une gradation par famille et par espĂšce. En 2017, lâINRA prĂ©sente lâaboutissement dâune expertise collective. Les vertĂ©brĂ©s apparaissent dotĂ©s dâun systĂšme nerveux qui traite consciemment les informations liĂ©es Ă la douleur physique. Chez un nombre plus restreint dâentre eux (primates, corvidĂ©s, rongeurs et ruminants) a Ă©tĂ© dĂ©couverte une « mĂ©moire autobiographique » qui engendre des dĂ©sirs, des objectifs, et des mauvais souvenirs.
Ăme, sĆur-Ăąme
Cette hiĂ©rarchisation nâest pas toujours admise par la doctrine vĂ©gane. Certains courants jusquâau-boutistes partent du principe que tous les ĂȘtres vivants sont sentients, câest-Ă -dire quâils ressentent la douleur et ont une conscience perceptive (ces militants qui, telles des passionarias de croisades obscures, appellent Ă libĂ©rer les animaux domestiques dans la nature et sâhabiller en fibres synthĂ©tiques issues du pĂ©trole). Mais la FĂ©dĂ©ration VĂ©gane est beaucoup plus nuancĂ©e et hiĂ©rarchise le rĂšgne animal. La conscience des insectes, mollusques et bactĂ©ries est catĂ©gorisĂ©e diffĂ©remment de celle des chiens, vaches et chevaux (ouf, merci de remettre un peu de bon sens dans le dĂ©bat!). Je glisse ici le lien vers un article documentĂ© et nuancĂ© dans lequel est expliquĂ© que le spĂ©cisme et lâantispĂ©cisme sont des concepts rĂ©cents, non liĂ©s aux origines du vĂ©ganisme.
Mon prĂ©ambule est rĂ©barbatif⊠car je cherche moi-mĂȘme des rĂ©ponses. Mon questionnement est le suivant: donner un prĂ©nom Ă un mouton lui confĂšre-t-il davantage de conscience? Ou bien est-ce lâinverse?
Depuis deux ans, jâassiste Ă la multiplication des « coming-out » individuels dans le troupeau. RĂ©guliĂšrement, un animal effacĂ© se dĂ©marque et cherche le contact. Au point de devenir un pot de colle! Ă partir de ce moment, on ne remarque que lui. Toujours dans nos jambes en bergerie, se frayant un chemin dans le parc de contention rempli pour venir dire bonjour, marchant Ă notre rencontre dans lâimmensitĂ© dâune prairie ou nous regardant intensĂ©ment.
Jean-Claude, tel est ton nom !
Câest troublant et gratifiant, mais je ne trouve pas dâexplication Ă ces sursauts dâindividualitĂ©.
Les orphelins sont un cas Ă part, car Ă partir du moment oĂč on les biberonne, ils reportent sur nous le regard destinĂ© Ă leur mĂšre. Cette annĂ©e câest le cas de Jean-Claude (prĂ©nommĂ© ainsi par les enfants de lâĂ©cole rurale de mon fils). Une fois sevrĂ©, Jean-Claude est devenu le parent de substitution de deux petits jumeaux noirs qui venaient Ă leur tour de perdre leur mĂšre. Cette Ă©trange petite tribu de malchanceux est dĂ©sormais plus adaptĂ©e Ă la vie dans un jardin quâĂ la dynamique du cheptel, basĂ©e sur les liens familiaux entre toutes les femelles. En effet, dans un troupeau, toutes les brebis sont liĂ©es par le sang: mĂšres et filles, cousines, demi-sĆurs, tantes,⊠Câest ce lien qui cimente le matriarcat quâest le troupeau, avec les vieilles en meneuses vĂ©nĂ©rables. Cela façonne Ă©galement le principe de « conscience collective » qui constitue la force du troupeau. Autrement dit, son instinct grĂ©gaire et sa notion dâappartenance Ă une unicitĂ©.
Alors quâest-ce qui pousse un jour certains individus à « dĂ©cider dâĂȘtre sympa » selon nos critĂšres relationnels humains? Je ne les y encourage pourtant pas: je ne les cajole pas, je ne les « surnourris » volontairement pas, je leur fiche la paix⊠ne souhaitant pas mâimmiscer dans leur Ă©quilibre ni dans leur hiĂ©rarchie. Vouloir faire de son bĂ©tail des chiens de compagnie nâest pas une direction que je prends. Le cadre de vie le plus respectueux quâon peut leur assurer: les laisser en autonomie dans un grand espace nourricier et encourager leur instinct moutonnesque Ă dĂ©cider Ă quel moment aller boire ou brouter, contre quelle copine dormir ou avec quel sĂ©duisant bĂ©lier forniquer. Sâils sont bien dans leurs baskets au sein du troupeau, il nâest absolument pas naturel que des moutons cherchent Ă se rapprocher de nous, humains. Vouloir orienter leur comportement vers de la dĂ©pendance comme un animal de compagnie relĂšve, Ă mes yeux, de la dĂ©naturation. Voire d’irrespect envers leur identitĂ© de mouton.
Que se passe-t-il dans leur conscience, ou dans leur systĂšme Ă©motionnel ?
Lors dâune visite de groupe organisĂ©e Ă la bergerie, une brebis effacĂ©e a dĂ©cidĂ© de se faire caresser par tous les visiteurs. Ils lui ont donnĂ© un prĂ©nom et la familiaritĂ© de cette brebis ne sâest jamais dĂ©mentie.
Une autre fois, je recevais un ethnologue venu Ă©tudier les rapports homme-animal dans mon systĂšme pastoral. Un agneau a passĂ© la matinĂ©e Ă chercher gentiment son contact, au point quâil a fini par lâadopter pour le sauver de sa destinĂ©e bouchĂšre, me payant son prix marchand et le montant de sa pension Ă vie. Il est devenu ma mascotte et a Ă©tĂ© prĂ©nommĂ© Jay, en rĂ©fĂ©rence Ă son sauveteur Julien venu d’Angleterre. Jâai intĂ©rĂȘt Ă bien mâentendre avec Jay, car nous allons nous cĂŽtoyer un moment, son espĂ©rance de vie de petit pacha non stressĂ© par les affaires amoureuses (il est castrĂ©) Ă©tant la plus longue du troupeau !
Il y a aussi Rokhaya, petite brebis noire prĂ©nommĂ©e ainsi quand elle avait un an. Reine des polĂ©miques inutiles, on pourrait la dĂ©finir comme une frondeuse en toc: elle passait son temps Ă dĂ©fier les autres (et moi !) en sautant les clĂŽtures mĂȘme quand aucune herbe ne poussait de lâautre cĂŽtĂ©, narguant tout le monde avec une gouaille de madame je-sais-tout. Un puis un jour, alors quâelle tentait une fronde sans intĂ©rĂȘt en dĂ©tournant le troupeau placide du chemin rituel, mon mec lui a barrĂ© la route. Il est probable que jâai Ă©tĂ© derriĂšre Ă vocifĂ©rer: « Mais enfin, il faut stopper cette greluche, elle fout le bordel juste pour mâemmerder! » ou quelque parole aussi aimable. Il a Ă©cartĂ© les bras pour lui barrer la route et sâest ensuivi un Ă©change de regards dignes dâun western de Sergio Leone, lors duquel elle fut la premiĂšre Ă cĂ©der. Cette rencontre masculine changea Rokhaya qui en tomba amoureuse (oui, de mon mec). Depuis ce jour, elle vient Ă sa rencontre chaque fois quâil approche. Elle se frotte Ă ses jambes avec affection et ne le quitte pas.
Dans le mĂȘme principe de rĂ©demption, il y a Jazz, ex brebis indĂ©pendantiste reconnue comme la plus intelligente du troupeau: ses yeux suivent et analysent nos mouvements, son mufle se mue en truffe canine quand on laisse un objet Ă terre. Câest elle qui a le plus explicitement exprimĂ© de la tristesse lors du dĂ©part pour lâabattoir dâun agneau alors que je nâavais jamais notĂ© les liens qui unissaient ces deux-lĂ . DâaprĂšs des vieux Ă©leveurs, ces brebis qui se rapprochent de lâhomme ne font pas de petits, et il est vrai que Jazz nâa jamais pris le bĂ©lier (mais comme je me suis prise dâattachement pour elle et ses yeux pleins dâune conscience Ă©clairĂ©e, je la garde)
Le mystĂšre reste entier.
Je ne trouve pas dâexplication Ă lâĂ©volution de ces comportements de rapprochement. En tant quâĂ©leveuse, ai-je failli Ă ma mission, ai-je rompu le pacte passĂ© entre un troupeau et son pastoureau? Devrai-je mâautocensurer et ne pas leur attribuer un prĂ©nom, dont lâĂ©vocation serait Ă mĂȘme dâorienter leur personnalitĂ©? Sâagit-il dâune mutation dâampleur dans le lien homme-animal? Ou bien dâanthropomorphisme sous lâinfluence dâune plus grande sensibilitĂ© de la sociĂ©tĂ© Ă la cause animale ?
Je nâai aucune hypothĂšse et nâexclus rien. Ignorant comment interprĂ©ter cette Ă©volution relationnelle, je me rĂ©fĂšre aux signes que les brebis mâenvoient: leur Ă©tat de santĂ© gĂ©nĂ©ral est parfait, leur croissance harmonieuse, et leur adaptation Ă lâĂ©volution climatique bonne au point que jâai de moins en moins besoin dâintervenir (câest-Ă -dire moins dâaffouragement, de vermifuge, de soins, de contention musclĂ©e)
Je me tiens aux aguets des futurs transfuges, calendrier des saints sous le bras pour un registre des prénoms tout en classicisme.
âUne bergĂšre contre vents et marĂ©esâ: tous les Ă©pisodes
⊠StĂ©phanie MaubĂ© invitĂ©e de lâEmission # 578 (7/03/2019)
⊠StĂ©phanie MaubĂ©, le film âJeune BergĂšreâ de Delphine DĂ©trie (sortie: 27/02/2019)⊠StĂ©phanie MaubĂ© dans lâĂ©mission âLes pieds sur terreâ â France Culture: (rĂ©)Ă©couter (07/04/2015)⊠Le portrait de StĂ©phanie MaubĂ© dans LibĂ©ration (26/02/2019)
⊠StĂ©phanie MaubĂ© dans lâĂ©mission de France Inter âOn va dĂ©gusterâ: (rĂ©)Ă©couter (6 mai 2018)
⊠Le site de Stéphanie Maubé
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