Photo de couverture: « Jean-Claude », l’agneau dont l’enthousiasme rĂ©chauffait le cƓur.

Les animaux ont une conscience, c’est dĂ©sormais admis et officiel. Depuis 2015 en France, le Code Civil les reconnaĂźt comme des ĂȘtres vivants douĂ©s de sensibilitĂ©.

Ce premier pas vers une reconnaissance de leur conscience Ă©tait  nĂ©cessaire.  Avant cela, le Code Civil les assimilait Ă  un « bien meuble », ce qui constituait une vraie lacune pour les prĂ©munir des mauvais traitements. Pour autant, tous les ĂȘtres vivants ne sont pas mis dans le mĂȘme sac, et leur sensibilitĂ© s’inscrit dans une gradation par famille et par espĂšce. En 2017, l’INRA prĂ©sente l’aboutissement d’une expertise collective. Les vertĂ©brĂ©s apparaissent dotĂ©s d’un systĂšme nerveux qui traite consciemment les informations liĂ©es Ă  la douleur physique. Chez un nombre plus restreint d’entre eux (primates, corvidĂ©s, rongeurs et ruminants) a Ă©tĂ© dĂ©couverte une « mĂ©moire autobiographique » qui engendre des dĂ©sirs, des objectifs, et des mauvais souvenirs.

Âme, sƓur-ñme

Cette hiĂ©rarchisation n’est pas toujours admise par la doctrine vĂ©gane. Certains courants jusqu’au-boutistes partent du principe que tous les ĂȘtres vivants sont sentients, c’est-Ă -dire qu’ils ressentent la douleur et ont une conscience perceptive (ces militants qui, telles des passionarias de croisades obscures, appellent Ă  libĂ©rer les animaux domestiques dans la nature et s’habiller en fibres synthĂ©tiques issues du pĂ©trole). Mais la FĂ©dĂ©ration VĂ©gane est beaucoup plus nuancĂ©e et hiĂ©rarchise le rĂšgne animal. La conscience des insectes, mollusques et bactĂ©ries est catĂ©gorisĂ©e diffĂ©remment de celle des chiens, vaches et chevaux (ouf, merci de remettre un peu de bon sens dans le dĂ©bat!). Je glisse ici le lien vers un article documentĂ© et nuancĂ© dans lequel est expliquĂ© que le spĂ©cisme et l’antispĂ©cisme sont des concepts rĂ©cents, non liĂ©s aux origines du vĂ©ganisme.

All-focus

Mon prĂ©ambule est rĂ©barbatif
 car je cherche moi-mĂȘme des rĂ©ponses. Mon questionnement est le suivant: donner un prĂ©nom Ă  un mouton lui confĂšre-t-il davantage de conscience? Ou bien est-ce l’inverse?
Depuis deux ans, j’assiste Ă  la multiplication des « coming-out » individuels dans le troupeau. RĂ©guliĂšrement, un animal effacĂ© se dĂ©marque et cherche le contact. Au point de devenir un pot de colle! À partir de ce moment, on ne remarque que lui. Toujours dans nos jambes en bergerie, se frayant un chemin dans le parc de contention rempli pour venir dire bonjour, marchant Ă  notre rencontre dans l’immensitĂ© d’une prairie ou nous regardant intensĂ©ment.

Jean-Claude, tel est ton nom !

C’est troublant et gratifiant, mais je ne trouve pas d’explication Ă  ces sursauts d’individualitĂ©.

Les orphelins sont un cas Ă  part, car Ă  partir du moment oĂč on les biberonne, ils reportent sur nous le regard destinĂ© Ă  leur mĂšre. Cette annĂ©e c’est le cas de Jean-Claude (prĂ©nommĂ© ainsi par les enfants de l’école rurale de mon fils). Une fois sevrĂ©, Jean-Claude est devenu le parent de substitution de deux petits jumeaux noirs qui venaient Ă  leur tour de perdre leur mĂšre. Cette Ă©trange petite tribu de malchanceux est dĂ©sormais plus adaptĂ©e Ă  la vie dans un jardin qu’à la dynamique du cheptel, basĂ©e sur les liens familiaux entre toutes les femelles. En effet, dans un troupeau, toutes les brebis sont liĂ©es par le sang: mĂšres et filles, cousines, demi-sƓurs, tantes,
 C’est ce lien qui cimente le matriarcat qu’est le troupeau, avec les vieilles en meneuses vĂ©nĂ©rables. Cela façonne Ă©galement le principe de « conscience collective » qui constitue la force du troupeau. Autrement dit, son instinct grĂ©gaire et sa notion d’appartenance Ă  une unicitĂ©.

Comportement naturel du troupeau : collĂ©-serrĂ© et tout le monde dans la mĂȘme direction

Alors qu’est-ce qui pousse un jour certains individus Ă  « dĂ©cider d’ĂȘtre sympa » selon nos critĂšres relationnels humains? Je ne les y encourage pourtant pas: je ne les cajole pas, je ne les « surnourris » volontairement pas, je leur fiche la paix
 ne souhaitant pas m’immiscer dans leur Ă©quilibre ni dans leur hiĂ©rarchie. Vouloir faire de son bĂ©tail des chiens de compagnie n’est pas une direction que je prends. Le cadre de vie le plus respectueux qu’on peut leur assurer: les laisser en autonomie dans un grand espace nourricier et encourager leur instinct moutonnesque Ă  dĂ©cider Ă  quel moment aller boire ou brouter, contre quelle copine dormir ou avec quel sĂ©duisant bĂ©lier forniquer. S’ils sont bien dans leurs baskets au sein du troupeau, il n’est absolument pas naturel que des moutons cherchent Ă  se rapprocher de nous, humains. Vouloir orienter leur comportement vers de la dĂ©pendance comme un animal de compagnie relĂšve, Ă  mes yeux, de la dĂ©naturation. Voire d’irrespect envers leur identitĂ© de mouton.

Que se passe-t-il dans leur conscience, ou dans leur systĂšme Ă©motionnel ?

Lors d’une visite de groupe organisĂ©e Ă  la bergerie, une brebis effacĂ©e a dĂ©cidĂ© de se faire caresser par tous les visiteurs. Ils lui ont donnĂ© un prĂ©nom et la familiaritĂ© de cette brebis ne s’est jamais dĂ©mentie.
Une autre fois, je recevais un ethnologue venu Ă©tudier les rapports homme-animal dans mon systĂšme pastoral. Un agneau a passĂ© la matinĂ©e Ă  chercher gentiment son contact, au point qu’il a fini par l’adopter pour le sauver de sa destinĂ©e bouchĂšre, me payant son prix marchand et le montant de sa pension Ă  vie. Il est devenu ma mascotte et a Ă©tĂ© prĂ©nommĂ© Jay, en rĂ©fĂ©rence Ă  son sauveteur Julien venu d’Angleterre. J’ai intĂ©rĂȘt Ă  bien m’entendre avec Jay, car nous allons nous cĂŽtoyer un moment, son espĂ©rance de vie de petit pacha non stressĂ© par les affaires amoureuses (il est castrĂ©) Ă©tant la plus longue du troupeau !

Rokhaya : bye-bye la rebelle attitude, bonjour la servitude.

Il y a aussi Rokhaya, petite brebis noire prĂ©nommĂ©e ainsi quand elle avait un an. Reine des polĂ©miques inutiles, on pourrait la dĂ©finir comme une frondeuse en toc: elle passait son temps Ă  dĂ©fier les autres (et moi !) en sautant les clĂŽtures mĂȘme quand aucune herbe ne poussait de l’autre cĂŽtĂ©, narguant tout le monde avec une gouaille de madame je-sais-tout. Un puis un jour, alors qu’elle tentait une fronde sans intĂ©rĂȘt en dĂ©tournant le troupeau placide du chemin rituel, mon mec lui a barrĂ© la route. Il est probable que j’ai Ă©tĂ© derriĂšre Ă  vocifĂ©rer: « Mais enfin, il faut stopper cette greluche, elle fout le bordel juste pour m’emmerder! » ou quelque parole aussi aimable. Il a Ă©cartĂ© les bras pour lui barrer la route et s’est ensuivi un Ă©change de regards dignes d’un western de Sergio Leone, lors duquel elle fut la premiĂšre Ă  cĂ©der. Cette rencontre masculine changea Rokhaya qui en tomba amoureuse (oui, de mon mec). Depuis ce jour, elle vient Ă  sa rencontre chaque fois qu’il approche. Elle se frotte Ă  ses jambes avec affection et ne le quitte pas.

Dans le mĂȘme principe de rĂ©demption, il y a Jazz, ex brebis indĂ©pendantiste reconnue comme la plus intelligente du troupeau: ses yeux suivent et analysent nos mouvements, son mufle se mue en truffe canine quand on laisse un objet Ă  terre. C’est elle qui a le plus explicitement exprimĂ© de la tristesse lors du dĂ©part pour l’abattoir d’un agneau  alors que je n’avais jamais notĂ© les liens qui unissaient ces deux-lĂ . D’aprĂšs des vieux Ă©leveurs, ces brebis qui se rapprochent de l’homme ne font pas de petits, et il est vrai que Jazz n’a jamais pris le bĂ©lier (mais comme je me suis prise d’attachement pour elle et ses yeux pleins d’une conscience Ă©clairĂ©e, je la garde)

Le mystĂšre reste entier.

Illustration de rue Ă  Bellac, ville redĂ©corĂ©e Ă  l’occasion du Championnat mondial de la tonte en juillet 2019.

 Je ne trouve pas d’explication Ă  l’évolution de ces comportements de rapprochement. En tant qu’éleveuse, ai-je failli Ă  ma mission, ai-je rompu le pacte passĂ© entre un troupeau et son pastoureau? Devrai-je m’autocensurer et ne pas leur attribuer un prĂ©nom, dont l’évocation serait Ă  mĂȘme d’orienter leur personnalitĂ©? S’agit-il d’une mutation d’ampleur dans le lien homme-animal? Ou bien d’anthropomorphisme sous l’influence d’une plus grande sensibilitĂ© de la sociĂ©tĂ© Ă  la cause animale ?
Je n’ai aucune hypothĂšse et n’exclus rien. Ignorant comment interprĂ©ter cette Ă©volution relationnelle, je me rĂ©fĂšre aux signes que les brebis m’envoient: leur Ă©tat de santĂ© gĂ©nĂ©ral est parfait, leur croissance harmonieuse, et leur adaptation Ă  l’évolution climatique bonne au point que j’ai de moins en moins besoin d’intervenir (c’est-Ă -dire moins d’affouragement, de vermifuge, de soins, de contention musclĂ©e)
Je me tiens aux aguets des futurs transfuges, calendrier des saints sous le bras pour un registre des prénoms tout en classicisme.


“Une bergĂšre contre vents et marĂ©es”: tous les Ă©pisodes


♩ StĂ©phanie MaubĂ© invitĂ©e de l’Emission # 578 (7/03/2019)
♩ StĂ©phanie MaubĂ©, le film “Jeune BergĂšre” de Delphine DĂ©trie (sortie: 27/02/2019)♩ StĂ©phanie MaubĂ© dans l’émission â€œLes pieds sur terre” â€“ France Culture: (rĂ©)Ă©couter (07/04/2015)♩ Le portrait de StĂ©phanie MaubĂ© dans LibĂ©ration (26/02/2019)
♩ StĂ©phanie MaubĂ© dans l’émission de France Inter â€œOn va dĂ©guster“: (rĂ©)Ă©couter (6 mai 2018)

♩ Le site de StĂ©phanie MaubĂ©

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