Un lézard dans les rues de San Francisco:Les carnets d’ailleurs de M.& P. #186
Marco poursuit sa promenade intellectuelle sur les pistes du nomadisme, volant de San Francisco à la cour de Louis XVI.
Se faire la peau…
Trois ou quatre ans après mon atterrissage en Californie, alors que je revenais à pied d’un entretien d’embauche dans le centre de San Francisco, je me suis trouvé fort soudainement plongé dans le bain américain. Jusqu’alors, quand je déambulais dans la foule, le sens des conversations m’échappait, à moins que je n’y prêtasse une attention toute particulière. Les paroles flottaient sans rien accrocher de mon attention; mais ce jour-là, je me mis à comprendre de quoi les gens parlaient, sans que je veuille en savoir quoi que ce soit. La douce paroi d’incompréhension qui m’avait isolé jusque-là avait disparu, et je me mis à capturer le bruit des conversations à San Francisco comme je les capturais à Paris. Tout soudain le lézard était tombé dans les rues de San Francisco.
Quelques semaines après notre arrivée au États-Unis, ma compagne – une californienne bon teint, à savoir libre d’esprit et cultivée – me glissa à l’oreille que nos amis, progressistes et gays pour la plupart, ne comprenaient rien à mes mots d’esprit et autres saillies humoristiques. Cela n’avait rien à voir – ou en tout cas pas grand-chose – avec l’anglais dans lequel je m’exprimais, mais bien plutôt avec la tournure de mon humour, qui était celui d’un intellectuel au petit pied bien français, c’est-à-dire moqueur ou sarcastique, teinté du noir d’un cynisme que j’avais cultivé (il m’était premièrement naturel, mais les années de journalisme l’avaient bien poli).
Nonsense…
D’ailleurs, ce que j’aimais dans l’humour américain, c’était surtout celui que l’on trouvait sous la rubrique “dead baby jokes“* – un genre mineur qui serait né, selon quelques commentateurs culturels, dans les années soixante en réaction à la guerre du Vietnam et son cortège d’images brutales et sanglantes. Je ne savais alors si le goût que j’en avais était une perversité personnelle, ou seulement une peau dont le lézard finirait par se débarrasser, « willy-nilly » (volens nollens, comme on disait autrefois chez nous – littéralement “voulant, ne voulant pas“).
Bien des années plus tard, alors que mon humour s’était considérablement adouci (ou affadi, c’est selon), j’eus l’occasion de voir le film Ridicule, qui trace un portrait au vitriol – et donc bien français – des us et coutumes de la cour sous Louis XVI, où le trait d’esprit, méchant si possible, était l’arme de prédilection des courtisans. La moquerie y était un art, la cruauté élégante du grand art, et l’on vivait et mourait de mots d’esprit. C’était du théâtre, grandiloquent, ironique et tragique.
Ce fut un moment d’épiphanie. Tout à trac, je vis dans la cour des trois rois Louis (XIV, XV et XVI) la source jaillissante de l’esprit français, dont l’eau acidulée continuait de couler à flots dans les salons bien en cour de la France moderne et post-moderne. Évidemment, il fallait sortir d’un bain américain pour avoir pareille pensée… Alors le lézard vit qu’il avait encore une fois mué.
Et pour tirer ma révérence, je vous laisse avec cette définition du nomadisme, qui – je peux vous le dire – sonne bien français: “Est appelée nomadisme, la carrière du sujet traversant différentes expériences relationnelles lui conférant des formes d’identification multiple, qu’il faut probablement davantage entendre comme un vagabondage identitaire et social, plutôt que comme un tropisme géographique.“ ***
* Traduction littérale: blagues de bébés morts.
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