Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin, elle se casse… Les carnets d’ailleurs de Marco et Paula #209
Paula est en break, en R&R, bref, en vacances quand on ne parle pas dans le jargon des organisations
Ni R&R (pour Rest and Recuperation) ni break n’ont vraiment d’équivalent dans la langue française. Repos et récupération s’en approche le plus mais on prononce l’acronyme à l’anglaise. Si break évoque une rupture de rythme, dans mon cas, il s’agirait plutôt de « cassure ». Parce que cassée, je le suis après ces neuf mois de Tchad.
Les ONG humanitaires prévoient ces R&R pour leurs expatriés sur un rythme imposé bien qu’il ne soit pas obligatoire d’en profiter. Dans mon organisation, break et congés payés alternent tous les trois mois. Je dispose donc d’une semaine calendaire pour recoller mes morceaux, les remettre en harmonie ou pour le moins dans un mode fonctionnel.
Sur tous les fronts sauf là …
Lors d’une longue escale à Addis-Abeba sur mon voyage N’Djaména-Paris – c’était il y a deux jours – j’ai bavardé avec un collègue d’une organisation américaine. Afin d’avoir l’esprit libre pour son break, il devait envoyer un dernier email pour répondre à son « spécialiste sécu » qui se piquait de vouloir imposer à son équipe d’expatriés un couvre-feu à 19h30 dans la capitale du Tchad.
Je l’ai aidé à trouver les arguments pour répondre suavement à son interlocuteur sans laisser transparaître combien il fallait être un crétin pour imposer un tel couvre-feu. Vu de loin, la situation sécuritaire au Tchad se dégrade fortement. Au nord, la Libye est toujours en guerre civile, à l’est le printemps soudanais vire à l’hiver égyptien et au sud la RCA connaît de sévères soubresauts de violence.
Enfin, sur le front ouest le Niger et le Nigeria combattent sans succès les terroristes de Boko Haram et associés dont les attaques au Tchad se multiplient et, fait très inquiétant, deviennent de plus en plus sophistiquées. Mais tout ceci se passe dans la région du Lac (sous-entendu le Lac Tchad). Il est vrai que, sur la carte, cette région peut sembler proche de N’Djaména mais dans les faits, c’est loin, autant pour des critères géographiques que culturels. Dans les réunions de sécurité auxquelles j’assiste très régulièrement, je dessine beaucoup pendant la partie consacrée au Lac. Mon équipe est au Sud et à N’Djaména, pas au Lac.
Politiquement correct
Et quand bien même le risque existe d’un attentat – en 2015, N’Djaména a morflé – un couvre-feu est-il justifié? Faudrait-il, parce qu’un spécialiste fort loin du terrain s’inquiète pour les expatriés (ou pour sa carrière), que ceux-ci s’abstiennent de toute socialisation? dans la capitale, les restaurants n’ouvrent qu’à 19h30 car on y dîne à l’heure française plutôt qu’américaine et les spectacles ne commencent pas avant 19h.
La possibilité de se socialiser est essentielle, que dis-je, vitale pour les humanitaires. Même moi, que certains considèrent sans doute comme une sauvage qui sort peu, je me réjouis de pouvoir retrouver deux ou trois personnes bien choisies pour des dîners en tête à tête exutoires, pendant lesquels nous pouvons en confiance évacuer tensions, colères et découragements. Plus de politiquement correct à cette table, vraiment plus!
Le mois passé s’est révélé particulièrement pénible. Aux récurrentes tracasseries administratives et ergotages de certains staffs se sont ajoutés une chaleur extrême (jamais en dessous de 40°C y compris la nuit) et le carême du Ramadan, suivi par une bonne moitié de la population. Un expatrié a craqué.
Nous sommes en fin de réunion hebdomadaire de coordination de la mission. Il y a bien eu quelques échanges animés mais rien d’inhabituel et cette réunion est d’ailleurs aussi organisée pour réduire les tensions. Soudainement, sur un détail totalement futile, le gars explose. J’en prends plein mon grade – c’est justement ma position de cheffe de mission qui est la source de son irritation. Je hausse le ton, ce qui est rare chez moi, et le réalisant, j’interromps la réunion. Quelques instants plus tard, je l’entends exposer ses griefs dans la cour, à la grande joie de l’équipe présente. Un dernier rappel au calme et je lui adresse un email pacificateur. Après la pause de midi, il entre dans mon bureau, s’excuse et me prend dans ses bras. Puis se met à pleurer. Il est clairement au bout du rouleau. Je sors ma trousse de bobologue avec beaucoup de précaution pour ne pas l’humilier. C’est un Malien d’une cinquantaine d’années.
À ma proposition de prendre immédiatement un break, il a finalement préféré attendre mon retour de R&R pour prendre un mois complet. On se débrouillera sans lui, je serai alors toute fraîche de ma Relâche et Réparation.
Car cette semaine, je vais dormir.
Picasso, Le sommeil.
© Photo de une : kaoru29-kouhaku25.com
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