Pensées éparses sur le système international en temps de Covid. Les carnets d’ailleurs 🇺🇸 de Marco et Paula #256
Marco s’en va-t-en-guerre; assis à son bureau depuis trop longtemps à lire des rapports des banques de développement, il désespère en ces temps de crise de ses employeurs habituels.
Il y a deux mois de cela, des mediacrates et des experts (donc, théoriquement des gens de mon espèce) musardaient sur la possibilité que l’Afrique soit épargnée par la pandémie — plus ou moins. Certains disaient que l’Afrique y échapperait en raison de sa jeunesse — 58 % de la population africaine ayant moins de 24 ans ; ou en raison du faible nombre de personnes âgées, puisque seulement 3,7 % de la population a plus de soixante-cinq ans (difficile de vivre vieux dans les conditions de vie que connaissent la majorité des Africains). D’autres avançaient que le virus n’était pas adapté à la chaleur, ou à l’humidité — et donc ne ferait pas le détour par l’Afrique et qu’il disparaîtrait même au milieu de l’été sous nos latitudes. Erreur, la pandémie a rattrapé l’Afrique, et d’ailleurs, malgré l’arrivée de l’été, le taux de contamination aux États-Unis ne fléchit pas. Simplement, l’Afrique était en retard, puisque le trafic international aérien évite largement le continent.
Aujourd’hui donc, on voit la pandémie se répandre en Afrique (en réalité, stricto sensu on ne voit pas grand-chose, excepté en Afrique du Sud, étant donné que les outils de mesure, déjà très insuffisants aux États-Unis ou en Europe, y sont pratiquement inexistants). Mais les Africains, habitués aux fléaux de toutes natures (Ébola, malaria, dengue, typhoïde, SIDA, crickets, famines, sécheresse, terrorisme, etc.), ont de meilleurs réflexes que les habitants des zones développées qui se sont depuis longtemps engourdis dans leur confort. Les pays africains ont fermé leurs frontières, confiné leurs populations, et tenté d’inventer avec des budgets de fortune des mécanismes pour amoindrir la violence du choc économique. Néanmoins, on s’attend à ce que le taux de croissance économique repasse en dessous du taux de croissance démographique (et donc, mécaniquement, à ce que la pauvreté s’aggrave). Les mois, sinon les années à venir, vont être rudes.
Le confinement me donnant des « loisirs », j’ai regardé l’autre jour un entretien avec Larry Summers, économiste chevronné * qui a beaucoup travaillé sur les questions de développement. Son interlocuteur voulait avoir son opinion sur les réponses au choc économique que les gouvernements et les institutions internationales ont eues. La situation est fort contrastée ; selon lui, jamais de toute leur histoire, les États-Unis et l’Europe n’ont réagi à une crise aussi vite et avec des montants de cette ampleur. En revanche, jamais la coordination internationale à l’arrivée d’une crise majeure au niveau mondial, n’a été aussi lente, ni aussi faible[4].
Il a évidemment rempli son rôle et dit des méchancetés sur l’OMS, qu’il a jugée dysfonctionnelle, insuffisamment compétente, embrouillée dans des disputes politiques, manquant d’intégrité, etc., mais, a-t-il souligné, ce n’est pas une raison pour vouloir en débarquer, comme veut le faire l’administration de l’Innommable, qualifié au passage d’incompétent (truisme). Quant à la Banque mondiale — autre souffre-douleur des cercles politiques américains — elle a, selon lui, un personnel pléthorique et surpayé (plusieurs centaines d’employés de la Banque mondiale sont mieux payés que le Secrétaire au Trésor américain), et beaucoup trop de ses employés sont occupés à tenir des réunions pour discuter de papiers que personne ne lit. J’ai moi-même pris l’habitude de penser que les auteurs de ces rapports en sont grosso modo les seuls lecteurs. Mais il a judicieusement remarqué que, si les institutions du système des Nations-Unis ou les banques de développement ne font pas vraiment le travail que l’on pourrait en attendre, leur existence est néanmoins primordiale pour assurer une collaboration internationale toujours plus nécessaire dans un monde globalisé. Peut-être sont-elles malhabiles, mais nous ne pouvons pas nous passer d’elles. Ainsi est faite l’humaine nature (question pour les candidats au baccalauréat : celle-ci survivra-t-elle à ses limitations ?).
J’avoue avoir savouré ses propos. Depuis des mois je travaille sur des rapports préparés par la Banque mondiale ou la Banque africaine de développement, et à quelques rares exceptions près j’en trouve le contenu indigent et me demande à quoi peuvent servir — concrètement et dans la vie réelle — ces rapports cousus d’évidences et de platitudes. Ce serait une insulte que de considérer qu’ils sont destinés à éclairer leurs lecteurs putatifs, que l’on peut aisément imaginer en savoir beaucoup plus sur ces sujets.
Le dernier rapport en date qui m’a chauffé le sang est un rapport de la Banque africaine de développement consacré aux impacts de la Covid-19. À l’instar des grandes institutions de développement, la BAFD a souhaité préparer une longue analyse de l’impact de la Covid-19 sur les économies africaines (document qui sera sans doute obsolète avant d’avoir été publié, étant donné les délais nécessaires à sa préparation par une bureaucratie trop souvent sous l’emprise de la pesanteur et du conformisme, comme disait Larry).
Ce rapport explique, sur soixante pages et à longueur de paragraphes, qu’en raison du confinement, de la fermeture des frontières, de la chute des prix des matières premières et du fort ralentissement du commerce international, l’emploi va baisser, et par voie de conséquence les revenus, et donc la situation des familles. Et qu’il faut faire quelque chose — par exemple remonter le système de santé (immédiatement de préférence), ce que trente ans d’efforts n’ont clairement pas pu faire; ou qu’il faut améliorer l’environnement des affaires, ce à quoi les experts du développement exhortent les responsables africains à s’atteler depuis plus de vingt ans (et pourquoi le feraient-ils, d’ailleurs, puisque cela nuirait aux intérêts de leurs cousins ou des hommes d’affaires qui soutiennent leurs campagnes électorales — Note en passant: sur ce plan, le système politique américain n’a strictement rien à envier aux pays africains).
Bref, on ressort l’arsenal des clichés, des formules toutes faites, des recommandations impossibles à mettre en œuvre, comme on le fait à chaque crise. C’est la ritournelle des technocrates. Et au regard de qu’ils ont écrit, ceux qui ont produit ce monument de platitudes sont, à mon avis, bien trop payés eux aussi. Mais, comme nous tous, comme moi, ils sont des petites roues dans la grande mécanique du monde.
* Il tint les positions, entres autres, de Chef économiste de la Banque mondiale, de Secrétaire au Trésor sous Clinton, de Président de l’université de Harvard, et de Directeur du Conseil économique national d’Obama. Il n’hésite pas à tenir parfois des propos politiquement incorrects, bref inconvenants, ce qui est un trait qui me le rend sympathique, allez savoir pourquoi.
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