Marco & Paula : Carnets d’ailleurs #32 : Marco, les inconsciences américaines
Paula est venue me rejoindre au creux de la vague, dans un recoin boisé de la Virginie, en attendant que vienne la bonne, ou la mauvaise nouvelle, sur ce contrat qui était censé démarrer il y a trois mois. Nous en avons profité pour faire de petites escapades dans l’histoire américaine.
Jefferson est un des Pères Fondateurs (1)– c’est lui qui a écrit la Déclaration d’Indépendance ; il fut le troisième Président des Etats-Unis (1801à 1809) ; et c’est l’un des quatre visages sculptés de Mount Rushmore (avec George Washington, Abraham Lincoln et Théodore Roosevelt).
Son empreinte sur l’histoire américaine est indélébile, et c’est à lui que les Américains doivent en particulier la phrase célèbre : “We hold these truths to be self-evident, that all men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable Rights, that among these are Life, Liberty and the pursuit of Happiness.” Il est aussi l’un des Fondateurs qui argumentèrent le plus passionnément pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
On peut comprendre que la foule des touristes, essentiellement des Américains blancs, visitent ce temple avec des mines graves. Mais il y eut vite des hiatus, l’image consacrée semblant ne pas vouloir bien coller à la réalité du personnage, brillant, complexe mais pétri de contradictions qui sont au cœur de la société américaine encore aujourd’hui.
Une visiteuse demande où, dans la demeure, se trouvait la chapelle ; notre guide, avec un petit sourire entendu, répond qu’il n’y en avait pas, ce qui semble la chagriner. Plus tard, à un visiteur qui hasarde que Jefferson avait dû trouver son inspiration dans la Bible, le conférencier répond que Jefferson avait une relation un peu « particulière » avec le Livre. Particulière, effectivement : Jefferson a passé près de vingt ans avec des lames de rasoir à découper les pages de la Bible, pour ne garder que les enseignements de Jésus, gommant résolument toute référence au côté divin de ce prophète là. Ce puzzle pas très catholique a été publié bien après sa mort, en 1895, et, pendant la première moitié du 20ème siècle, “La Bible de Jefferson” était distribuée aux membres nouvellement élus du Congrès.
Un des paradoxes américains est là : ce territoire colonisé dès le 16ème siècle par des groupes religieux considérés en Angleterre comme des fanatiques, est devenu un pays où, aujourd’hui, plus de 40% de la population est persuadée, sur la base d’une interprétation fondamentaliste de la Bible(2), que la fin des temps est proche – Armageddon, nous voici ! Mais le fait est que les institutions de ce pays ont été inventées par un petit groupe d’hommes rationalistes et séculaires en diable(3), souvent déistes à la façon Voltaire.
Les Fondateurs étaient des hommes généralement riches et, à l’exception de John Adams, ils étaient tous propriétaires d’esclaves. George Washington était l’un des dix hommes les plus fortunés de l’époque, et possédait à sa mort 318 esclaves ; Jefferson, fils d’un grand planteur de Virginie, a passé sa vie à s’endetter pour construire son petit palais, sa collection de livres (plus de 6 000) et sa cave de vins fins français. Il avait 130 esclaves pour faire tourner sa plantation.
La visite de Monticello butte beaucoup sur cette pierre : les esclaves noirs. Thomas Jefferson avait déclaré avec force que l’esclavage était une abomination parfaitement incompatible avec la démocratie, mais il en faisait commerce. Pour aggraver son cas, il tenait les noirs pour des êtres inférieurs qu’il faudrait chasser des Etats-Unis après l’abolition de l’esclavage, même si il eut pendant de nombreuses années une relation avec Sally Hemmings, une esclave qui lui donna plusieurs enfants (ce dont beaucoup d’Américains, franchement, préféreraient ne pas entendre parler). Les anciens quartiers des esclaves à Monticello ont été restaurés, mais ils sont trop beaux, et un gamin blanc en a tiré la conclusion que, finalement, “ça n’était pas si terrible”.
Difficile de glisser toutes ces incongruités sous le tapis de la chambre de Jefferson, surtout quand le jeune conférencier explique, d’entrée de jeu, que l’esclavage n’est pas fini ; il y a, dit-il, plus de trente millions d’esclaves aujourd’hui dans le monde, et 60 000 aux États-Unis.
En rentrant de Monticello, je lus un mémoire rédigé il y a quelques années par un militaire américain sur l’influence des millennialistes sur la stratégie internationale des États-Unis. Les millennialistes lisent la Bible littéralement, et ils ne sont évidemment pas d’accord entre eux sur la bonne interprétation, sauf sur le fait bien évident que “Jésus va revenir”, et très bientôt en plus. Ils se disputent pour savoir si les Russes ou les Chinois seront les principaux acteurs de Satan, mais ils sont d’accord pour soutenir Israël et même y acheter des terres d’où les chrétiens vertueux seront embarqués pour aller retrouver Jésus.
On ne rit pas : 40% des Américains adhèrent à l’une ou l’autre de ces visions apocalyptiques. Ces conservateurs sont fortement organisés – si vous suivez bien la campagne électorale américaine, vous verrez leur empreinte un peu partout. Et ils sont bien introduits : un ancien sous-secrétaire de la défense de l’administration Bush tenait publiquement ce genre de discours.
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