Marco & Paula : Carnets d’ailleurs #28 : Marco: Sur les pas d’André Gide …
Pour oublier les turpitudes contractuelles qui parsèment les chemins du consultant en voie d’Afrique, Marco lit André Gide, dont on a oublié les Carnets de route africains, et ce cinglant : « Moins le blanc est intelligent, plus le noir lui paraît bête. »
Une des plus mémorables, ce fut celle de l’automne 2005. Je finissais de renoncer à mes illusions sur le démarrage d’une mission à Madagascar quand je reçus un email, ou un coup de téléphone, d’une personne de la Banque mondiale, qui me demanda si je serais éventuellement disponible pour une mission de trois mois en Centrafrique. J’avais préparé dans le passé -depuis Washington- un document sur la pauvreté dans ce pays. Avec cette mission, il s’agissait d’apporter un soutien à la préparation par le gouvernement d’une stratégie de lutte contre la pauvreté (on appelait ça « mettre le pays dans le siège du conducteur », et c’était alors très ‘tendance’). Je répondis que ça pouvait se discuter: à cette époque, j’avais pour principe de ne pas accepter des missions de plus de trois ou quatre semaines, de manière à ne pas rester trop longtemps éloigné de ma fille de huit ans – mais la foutue réalité, c’était aussi ce contrat qui venait de se vaporiser.
Le lendemain, ce devait être un jeudi, je rencontrai dans un bureau de la Banque la jeune femme en charge du dossier, qui me demanda si j’étais prêt à partir dès la semaine suivante pour Bangui. Pour trois mois sans retour. Dans un pays de savanes et de forêts tropicales où vivent – à l’écart – des populations pygmées. Dans un pays fragile que ses frontières avec les deux Congo, le Cameroun, le Tchad et le Soudan ne protègent pas des appétits régionaux ou internationaux pour ses richesses diamantaires et forestières. Une région où, prenant la suite des razzias esclavagistes descendues du Nord aux 18ème et 19ème siècles, les Français sont venus au début du 20ème siècle puiser leur main d’oeuvre pour la construction de la meurtrière voie ferrée Brazza-Pointe Noire[1], pratique qu’André Gide dénonça dans son récit Voyage au Congo publié en 1927.
Je ne savais pas encore vraiment tout cela; je savais seulement que le général François Bozizé, arrivé au pouvoir par un coup d’État en 2003, avait quelques mois plus tôt été légalement élu Président, comme le prescrivait la nouvelle Constitution. La Centrafrique en était encore à exorciser le fantôme de l’empereur Bokassa, ancien sous-officier des armées françaises arrivé au pouvoir avec l’appui de Paris. Les mauvaises réputations ont la peau dure; un article du journal Irish Times de 2014 le dépeint encore comme le Néron de l’Afrique équatoriale, responsable de la spirale de violence et d’incompétence qui détruit méthodiquement le pays. Le journal note qu’aujourd’hui, 35 ans après sa chute à la suite d’une intervention militaire française, certains centrafricains regrettent l’ancien homme fort. Un vieux réflexe.
Le mercredi suivant, prêt pour mes nouvelles aventures, ayant lu les quelques documents que l’on pouvait trouver sur la RCA, je m’enquiers auprès de ma jeune correspondante de mon contrat, du billet d’avion, etc. Il y a des petites difficultés bureaucratiques, me répond-elle. Le départ sera pour la semaine suivante. Le mercredi suivant, intrigué par le silence sur la ligne, j’appelle. Encore des difficultés bureaucratiques avec le PNUD, qui co-finance, mais, sans faute, le départ aura lieu la semaine prochaine. Une autre semaine passe, puis encore une autre, puis une autre, avec à chaque fois des assurances toujours plus vives que – vraiment ! – il n’y a aucun problème, il faut que je sois prêt à partir dans quelques jours.
Après deux mois de cette danse, je reçus un court email qui m’annonça que, finalement, tout le projet avait été annulé. Nous étions en décembre, la morte saison pour la pêche aux contrats. J’en ferrerai un en janvier, qui démarrera en mars. Six mois en cale sèche. Finalement, j’irai à Bangui deux ans plus tard, avec un autre programme de la Banque mondiale.
Aujourd’hui, pour me distraire dans mon présent état de suspension, je lis les Carnets de route de Gide, où je trouve, à la date des 24 et 25 août, ce commentaire sur un procès auquel il assista à Brazzaville :
« Procès Sambry.
Moins le blanc est intelligent, plus le noir lui paraît bête.
L’on juge un malheureux administrateur envoyé trop jeune et sans instruction suffisante, dans un poste trop reculé. Il y eût fallu telle force de caractère, telle valeur morale et intellectuelle, qu’il n’avait pas. Á défaut d’elles, pour imposer aux indigènes, on recourt à une force précaire, spasmodique et dévergondée. On prend peur; on s’affole; par manque d’autorité naturelle, on cherche à régner par la terreur. On perd prise, et bientôt plus rien ne suffit à dompter le mécontentement grandissant des indigènes, souvent parfaitement doux, mais que révoltent et poussent à bout les injustices, les sévices, les cruautés. »
Tout Nomad’s land.
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