Épisode #26: cette bouteille de lait…
Pour titrer ce texte, j’ai hésité avec La Désespérante Nullité de la Communication Agricole. Ou encore Envoyer un message au reste du monde, ça se travaille. Le post qui suit est énervé et subjectif, mais se termine par une note d’espoir !
Le cours du lait de ces dernières années a fluctué avec tellement d’amplitude, passant souvent sous la barre de rentabilité de son coût de production, que les agriculteurs sont financièrement à bout. Il y a ceux qui déposent le bilan ou se suicident, en toute simplicité de désespoir. Et ceux dont la détresse est moins spectaculaire, qui s’enfoncent progressivement dans le surendettement, qui prennent une activité salariée en sus de leur travail à la ferme, ou qui vendent leurs vaches pour se consacrer aux cultures. Sans compter les dommages collatéraux: quand une économie prend l’eau, c’est toute la filière qui plonge. Les prestataires de travaux agricoles ne sont plus payés, ni les comptables agricoles, pas plus que les marchands d’aliments ou les vétérinaires, sans parler de la cantine des enfants… Dans une zone dédiée à la production laitière comme la mienne, les répercussions d’un prix du lait déficitaire affaiblissent l’ensemble de la vie locale.
La nécessité pour les éleveurs laitiers de prendre leur destin en main était nécessaire, et il est formidable qu’ils soient parvenus à le faire!
Mon enthousiasme est sincère car je sais à quel point il est difficile de fédérer des agriculteurs autour d’un projet commun. L’individualisme de notre métier nous éloigne de la capacité à adopter un point de vue global, à argumenter avec passion, à négocier avec lucidité et à accepter les compromis.
Dans tous les projets collectifs agricoles auxquels j’ai participé, le paradoxe est le même: les éleveurs se taisent pendant toute la réunion, trop pudiques pour exprimer leurs émotions bien qu’ils bouillent intérieurement. Les tours de table sont nombreux et pédagogues pour inciter chacun à s’exprimer, mais ils restent silencieux, validant muettement d’un signe de tête. L’un d’entre eux finit par se lever hors de lui, en disant qu’il a assez entendu de foutaises et qu’il a trop de boulot sur sa ferme pour venir s’enfermer dans une salle pour avancer à rien. Et il part en claquant la porte.
C’est systématique. Et la première fois, ça fait tout drôle! Mais comme ils reviennent à la réunion suivante, on ne peut s’empêcher de se réjouir de leur présence, à défaut d’une participation franchement constructive (ne-pas-les-brusquer ne-pas-les-brusquer ne-pas-les-brusquer ne-pas-les-brusquer…)
Concrétiser cette marque collective de lait m’apparaît donc comme une dynamique positive, ancrée, encourageante! Et qui relève d’un sens du management subtil de la part de ses initiateurs.
Mais alors, pourquoi cette impression de gâchis? Ce positionnement qualitatif flou, ce packaging médiocre, cette communication bâclée? Est-ce uniquement dû au manque de budget? Ou à la volonté de rester maître de la totalité de la promotion et distribution? Ou encore à l’illusion que l’authenticité de la démarche coopérative doit se traduire par de l’humilité dans les choix de communication?
Observons cet emballage de plus près…
La première chose qui me heurte est la fadeur visuelle, sans dominante esthétique, ni code couleur attractif dans un rayon de supermarché, avec un registre graphique qui évoque surtout le hard discount. Quelques tentatives mal assumées sont réduites à rien: les couleurs bleu-blanc-rouge et les brins d’herbe se veulent explicites, mais pourquoi un si microscopique dessin du Mont Saint-Michel? (qui par ailleurs n’identifie que la Manche, pas la grande Normandie), pourquoi ce blason normand imperceptible? (c’est ballot, la Région Normandie vient de lancer son nouveau logo à grand renfort de communication, l’utiliser aurait apporté une visibilité innovante) Et ce croquis d’un fermier qui trait sa vache à la main… Pense-t-on que ce cliché peut sincèrement leurrer le consommateur?
Pourquoi Normandy avec un Y? L’explication officielle relate que « Les soldats qui ont débarqué en 1944 l’écrivaient ainsi » et que cette orthographe ouvre la perspective de marchés internationaux. On sort déjà du registre terroir pour parler export? Alors qu’on n’a ni positionné ce produit sur son territoire ni donné envie aux locaux de le soutenir ?
L’approche éthique est correctement évoquée grâce au champ lexical adéquat: les mots « solidaire », « autonome » et « équitable » sont soulignés par les expressions « mieux consommer » et « soutenir notre revenu ». Validé pour les jolies formules qui résonnent dans l’air du temps !
Mais concrètement, il est de qualité ou pas, ce lait? On a bien compris qu’il est collecté en Normandy, mais a-t-on une garantie que les vaches en aient vraiment brouté, de l’herbe normande? Que le modèle défendu soit un éleveur indépendant qui mène son troupeau à taille humaine dans des herbages de qualité? Parce qu’une grosse structure agricole composée de nombreux associés, remplie de vaches de race hollandaise, élevées presque hors-sol, nourries à l’ensilage de maïs Monsanto et au soja OGM d’Amazonie, ça ne défend pas exactement la même ruralité que ce que sous-entend le bonhomme qui trait à la main sur l’emballage… On peut même avancer que ces grosses exploitations accélèrent le déclin de ce genre de bonhomme, et menacent les petites fermes alternatives comme la mienne.
Cette nouvelle marque a-t-elle élaboré une charte de qualité? Comment sont choisis les éleveurs qui la fournissent ? Sont-ils incités à adopter de bonnes pratiques d’élevage, fournir un lait supérieur? Quel argument peut convaincre un consommateur de privilégier ce lait-là plutôt qu’un autre? Le registre « parce qu’on est Normand » est insuffisant comparé au degré d’exigence d’autres marques locales. Je pense à Réo ou à la Coopérative d’Isigny-sur-Mère, qui travaillent sur un lien au terroir concret et mesurable, comme un pourcentage de vaches de race normande dans le troupeau, ou une période minimum d’accès aux prairies. On est en droit d’attendre qu’une marque utilisant l’image verte et fertile de la Normandie s’engage à respecter les critères qui ont façonné la notoriété de cette région.
Toutes ces dimensions me manquent dans l’initiative « Cœur de Normandy », qui ouvre déjà la porte d’une future diversification commercialisant viande, légumes et autres produits agricoles. En tant qu’agricultrice, le manque de « filtre » qualitatif ne me donne pas envie d’y faire adhérer ma production, que je positionne avec un haut degré de lien au terroir. En tant que consommatrice, je ne suis a priori pas tentée d’acheter ce lait qui ne m’offre aucune garantie de qualité ou de ruralité durable. Et en tant qu’ancienne graphiste, je suis rien moins qu’horrifiée par l’affront fait aux boîtes de communication locales avec ce logo de supermarché discount. Pour affronter les multinationales de l’industrie laitière, qui dépensent des millions en marketing, il ne serait peut-être pas totalement inutile de se donner les moyens de travailler sa présentation…
Je me plais à imaginer que la marque est évolutive et que les choix de démarrage ne sont pas inaltérables. Cette coquille à moitié vide, portée par un réseau d’éleveurs fédérés et décidés à reprendre les rênes de leur production, pourrait constituer une dynamique formidablement positive si l’on s’accordait la souplesse de retravailler son socle…
► page facebook desmotsdeminuit.fr Abonnez-vous pour être alerté de toutes les nouvelles publications.
► @desmotsdeminuit
Articles Liés
- Épisode #11: les prémices du printemps
Le printemps est cette étrange transition pleine de grâce et de promesses: douceur des températures,…
- Épisode #14: bergère légère...
En cette période d’entre-deux tours d’élection présidentielle, l’ambiance des campagnes n’est pas très aérienne. Évoquer…
- Épisode #2: un hiver en bergerie
Les prairies normandes ont beau être vertes toute l’année, les brebis ont besoin d’un toit…
-
« Hollywood, ville mirage » de Joseph Kessel: dans la jungle hollywoodienne
29/06/202052090Tandis que l’auteur du Lion fait une entrée très remarquée dans la ...