Marco & Paula: Carnets d’ailleurs #15: Marco en galère somalienne…Episode 2
Au petit bonheur des contrats de consultance internationale, Marco, expert patenté en pays déglingués, découvre les charmes de celle qui fut, il y a trop longtemps, la perle de l’Océan Indien. Suite…
L’équipe comptait deux jeunes femmes. Voilées, ça va de soi. Elles me saluaient à distance en arrivant, s’asseyaient l’une à coté de l’autre, ne parlaient pratiquement jamais avec leurs collègues masculins, et seule l’une d’elles a quelquefois répondu aux questions que je posais au groupe. A la pause, elles restaient assises et attendaient que les hommes se soient servis en thé et biscuits pour s’avancer vers la table puis battre en retraite un peu plus loin. Il faut préciser qu’un quart seulement des femmes en Somalie savent lire et écrire, que près de la moitié d’entre elles sont mariées avant 18 ans et que pratiquement toutes ont été soumises à des pratiques de mutilation génitale (comme presque toutes les femmes de la Corne de l’Afrique, y compris les très chrétiennes Kenyanes – me rappelle Paula qui est fâchée avec toutes les religions).
Parmi les cinq hommes (sans compter Osman), les deux plus âgés avaient une certaine expérience de l’administration, et participaient volontiers aux discussions. Le troisième, presque de la même génération, parlait peu -je crois que son anglais ne le lui permettait pas vraiment- et gardait ses lunettes de soleil repoussées au-dessus du front, ce qui, avec ses chaussures au bout allongé et carré, lui donnait un peu un air de rocker ; il suivait ce qui se passait, mais en retrait.
Et il y avait les deux jeunes, fraîchement émoulus d’une université de Mogadiscio, et récemment incorporés au Ministère. J’aurais bien voulu les interroger sur la manière dont ils avaient réussi à suivre des études universitaires au milieu de la guerre civile, mais cela ne s’est jamais fait. Ils n’avaient de toute façon jamais connu autre chose que la guerre.
Celui qui s’appelait Mohamud, était le chef et le porte-parole du groupe. Je l’avais rencontré une première fois en décembre, quand il m’avait donné le brouillon d’un document sur la politique de suivi-évaluation du gouvernement que le Secrétaire permanent du ministère lui avait demandé de préparer. Il y avait passé du temps, mais on ne pouvait rien en faire.
Comment se trouvait-il là? Comment était-il devenu un homme de confiance du secrétaire permanent aux premiers jours de sa carrière? Au gré de quelques conversations j’ai perçu qu’il avait des liens avec quelques personnes haut-placées du gouvernement. Mais il était aussi intelligent, vif, débrouillard et volontaire pour tout.
Voilà donc mon aréopage. Ils étaient assis en demi-cercle et je me tenais adossé au mur, à coté de l’écritoire. Je ne savais rien d’eux. Plongeon.
Les premiers jours ils ont insisté pour avoir un calendrier et un cursus bien détaillés, ce à quoi je répondais par des banalités; si je savais où je voulais aller dans les grandes lignes, je n’avais pas de plan précis, n’ayant aucune idée de ce qu’ils savaient. J’ai découvert assez vite qu’il fallait démarrer avec les concepts de base, et construire à partir de là. Ils étaient décontenancés que je n’utilise aucun diaporama de présentation, et que je ne donne aucun résumé photocopié du cours du jour – comme les formateurs ‘normaux’. Ils ont aussi été un peu surpris, je crois, que je les inonde d’articles à lire – articles que je tirais de la librairie électronique que je me suis constituée au fil des années, et ai parfois complémentée avec des trouvailles faites l’après-midi sur internet.
Je les ai tirés derrière moi à la découverte des principes fondamentaux du suivi des projets et de ses différents niveaux: intrants, produits, résultat et impact; de l’évaluation des politiques et de l’importance des théories du changement; de la manière d’analyser les institutions – en faisant un détour par le problème classique de l’asymétrie d’information. Je les ai introduits au « mind-mapping » (en français et prétentieusement : « cartographie conceptuelle« ) et à d’autres notions, au gré et détour de nos discussions. Et puis nous avons fait des travaux pratiques; tout un monde mal compris jusqu’alors se déployait devant eux, ce qui les laissait perplexes, perdus et fascinés tout à la fois.
Mettre en place tout un cadre de suivi et d’évaluation des politiques du gouvernement et de ses bailleurs -comme le souhaitait le ministère- n’allait pas être tâche facile. Mon groupe des sept, que le Secrétaire permanent voulait transformer directement en « directorat du suivi-évaluation« , allait à mes yeux vite se retrouver dépassé par l’ampleur de la responsabilité, et se sentir fort seul, puisque très peu de gens autour de lui – le Secrétaire permanent y compris – avait les d’idées claires sur ce dont il s’agissait. Je lançais sur l’eau une barque qui allait vite partir à la dérive vers les récifs.
Au bout d’une semaine, après qu’ils ont commencé (oui, ils, pas elles) à quitter nos séances de formation avec des remerciements demonstratifs au “teacher”, comme ils avaient commencé à m’appeler, j’ai baptisé le groupe des sept “the change team” et les ai enjoint à rester groupés, à se serrer les coudes et à se voir en acteurs du changement face aux caciques qui les contrôlent. Je leur ai expliqué que si eux, les jeunes et les ambitieux, ne prenaient pas l’offensive, personne ne le ferait pour eux et que le système continuerait à tourner sur lui-même comme une toupie, siphonnant sans résultat les fonds de l’aide internationale. Ils ont répondu à l’appel, m’expliquant un matin qu’ils allaient organiser des réunions hebdomadaires de leur groupe.
Cette approche un tantinet trotskyste du renforcement des capacités nationales ne serait sans doute pas -s’ils l’apprenaient- du goût de tous au ministère, mais il est parfois nécessaire, pour la salubrité de mon âme de consultant, de prendre partie et d’oublier la « neutralité » requise des technocrates. Les années passées en franc-tireur sur le terrain m’ont montré que les cadres d’un gouvernement -ceux qui ne sont pas là par la grâce de la politique- se retrouvent fort seuls quand il s’agit de défendre la modernisation et un comportement professionnel face aux prédateurs qui les gouvernent. Le moins que l’on puisse faire, dans ces circonstances, est de les encourager, d’une manière ou d’une autre.
Pour savoir ce qu’il sera advenu de cette belle équipe que je laisse derrière moi, je m’imagine revenir à Mogadiscio dans trois ou cinq ans et reprendre avec eux le fil de la discussion. C’est une curiosité qui fait partie des risque du métier (comme on dit chez moi, « curiosity killed the cat »), et que l’on pourrait identifier comme le syndrome de Pygmalion du consultant.
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